C’était il y a 14 ans. Des milliers de Marocains, notamment des jeunes, sont descendus un dimanche 20 février dans les rues de différentes villes du royaume pour réclamer la liberté, la justice et l’égalité. “Le Printemps arabe” s’écrivait alors en poésie et en rêves, avant qu’il ne devienne plus tard synonyme de déception, d’amertume et d’espoirs brisés. Contrairement aux manifestations en Tunisie, en Égypte ou en Libye, dans notre pays, on ne réclamait pas “la chute du régime”, mais plutôt la chute de “al fassad”, un mot qui englobe plusieurs réalités : la corruption, l’enrichissement illégal, la volonté délibérée de résister au changement et la primauté des intérêts personnels sur l’intérêt public. À part chez quelques courants radicaux, la monarchie n’a jamais été remise en question dans ces manifestations, car on la pensait légitime et capable de mener des réformes.
Le discours royal du 9 mars 2011 confirmait cette conviction, permettant de donner au pays la Constitution la plus libérale et la plus avancée depuis l’indépendance. Une nouvelle séquence politique s’est ouverte avec son lot d’espoirs et de désenchantements. On a connu depuis cette date trois élections, le triomphe des islamistes et leur effondrement, le retour des notables, le gouvernement de l’argent et un rejet populaire de la classe politique nationale. L’histoire n’est pas un éternel recommencement, mais on retrouve dans la situation actuelle des éléments qui rappellent les griefs des manifestants d’il y a 14 ans.
“Au lieu de s’attaquer à la corruption, le gouvernement préfère s’attaquer à ceux qui la dénoncent”
Il y a évidemment la persistance de la corruption, endémique au Maroc et intégrée dans les mœurs et les pratiques. Elle est présente à tous les niveaux. Ceux qui n’y succombent pas, quand ils y ont accès, sont des fous ou des saints, et on les regarde avec méfiance et incompréhension. Le recul du royaume, cette année, dans l’indice de perception de la corruption (99e rang mondial) ne fait que confirmer ce que nous sentons et savons déjà : elle gangrène le Maroc. Au lieu de s’attaquer au mal, le gouvernement préfère s’attaquer à ceux qui la dénoncent, à l’image de sa réaction critique à l’égard des constats et rapports de l’Instance nationale de la probité, de la prévention et de la lutte contre la corruption (INPPLC). On ne peut pas soigner l’infection, alors on préfère casser le thermomètre !
Mais il y a surtout le climat politique qui devrait nous interpeller. On observe le retour d’une logique technocratique et “développementaliste”, qui estime que tout se règle par l’économie et par des politiques publiques. Selon cette logique, les besoins des Marocains sont uniquement biologiques : se nourrir, se soigner et se loger. Des objectifs légitimes et nécessaires, mais qui réduisent la vie en société à des considérations strictement matérielles. Or, quand les jeunes manifestants du 20 février sont sortis dans la rue, ils l’ont fait au nom de valeurs citoyennes et de demandes politiques. Alors qu’à cette période, le Maroc réalisait ses meilleurs taux de croissance et la création d’emploi battait son plein. La séquence actuelle a en commun avec celle qui a précédé le 20 février la dégradation du débat public, le pouvoir décomplexé de l’argent, le poids politique des notables et la pensée magique de la technocratie.
Comme avant le 20 février, on toise avec arrogance et agacement les remarques critiques et les voix discordantes et de bonne foi, et l’espace public se réduit progressivement comme une peau de chagrin. La Constitution de 2011 a été un habit trop large et trop beau pour les acteurs politiques qui l’ont porté par la suite. Il est probablement temps de lancer une nouvelle séquence, porteuse d’espoir et de valeurs, qui réconcilie les Marocains avec leurs institutions politiques, qui se bat contre “al fassad” et ses différentes manifestations. Sinon, les mêmes causes finiront par produire les mêmes effets.