En février 1942, le grand écrivain autrichien Stefan Zweig termine la rédaction du Monde d’hier, ses mémoires d’intellectuel juif fuyant les affres du nazisme pour s’installer pendant quelques années au Brésil. Il envoie le manuscrit par la poste à son éditeur et, le lendemain, se donne la mort, avec sa femme, car il ne reconnaissait plus le nouveau monde où il était désormais contraint de vivre.
Le Monde d’hier est le testament intellectuel et littéraire d’un immense romancier, mais aussi un document historique inestimable. Il décrit avec précision, grâce à la sensibilité de Zweig, comment l’histoire est imprévisible et tragique et comment une culture brillante et raffinée peut produire son opposé symétrique : une machine de haine et de destruction.
Le Monde d’hier retrace, sans pathos, l’effondrement de l’Europe, non seulement ses frontières et ses nations, mais surtout sa culture et ses valeurs. Il s’agit évidemment de l’Europe de Zweig, celle d’un âge d’or libéral et humaniste, où l’on croise au fil des pages des figures éminentes et amies de l’auteur, comme Freud, Rilke, Rodin ou Paul Valéry. Bien entendu, Le Monde d’hier n’évoque pas le colonialisme, face sombre et criminelle de la civilisation européenne, mais décrit le continent du bourgeois viennois et cosmopolite qu’était Stefan Zweig. Pourtant ce livre, comme les grandes œuvres, traverse le temps, et il est actuellement d’une actualité intrigante.
“On assiste ainsi à la fin d’un autre cycle, qui a commencé au début des années 1990, caractérisé par la conviction (ou l’illusion) de la possibilité d’un monde où triomphent les valeurs de la démocratie et de la liberté”
Beaucoup d’entre nous, qui croyons encore aux valeurs de la démocratie, du libéralisme politique et de l’humanisme, nous apprêtons à quitter un ancien monde, imparfait et critiquable certes, pour nous engouffrer dans un nouveau monde, gouverné par la colère, le ressentiment et la brutalité. Les premières semaines fracassantes du président Donald Trump ne sont qu’un jalon dans un cycle qui a commencé il y a une décennie, marqué par la montée des passions nationalistes, la “discréditation” de la démocratie libérale, la tentation de la guerre et l’effondrement du droit international et de ses institutions. On assiste ainsi à la fin d’un autre cycle, qui a commencé au début des années 1990, caractérisé par la conviction (ou l’illusion) de la possibilité d’un monde où triomphent les valeurs de la démocratie et de la liberté. Dans ce modèle, l’interdépendance des intérêts économiques avait pour vertu de conjurer le spectre de la guerre et de la violence entre les États.
Au Maroc, ce cycle nous a impactés par intermittence, mais ses effets sont indéniables. Par exemple, les mesures de libéralisation politique prises par Hassan II dans les années 1990 et tout le discours sur la transition démocratique accompagnant le début de règne de Mohammed VI coïncidaient avec cette séquence mondiale. Des facteurs internes au Maroc ont eu un rôle important dans ces changements, mais l’environnement international y a également contribué. Ce cycle décline progressivement et nous glissons vers une nouvelle phase qui changera certainement nos représentations, nos mots et nos institutions.
“Au Maroc aussi, ceux qui croient encore à la démocratie, aux droits de l’homme et à l’État de droit, doivent se préparer à l’effondrement de leur monde”
Ce qui se déroule aux États-Unis et les mutations de notre environnement international n’épargneront pas notre pays, et parmi les dommages collatéraux on risque de retrouver tout le discours sur la démocratie, les droits de l’homme et l’État de droit. Des générations entières de militants, d’intellectuels et de citoyens, qui croient encore en ces idées, doivent se préparer à l’effondrement de leur monde politique et mental. Comme Stefan Zweig, ils font leurs adieux au monde d’hier, s’apprêtent à survivre à celui d’aujourd’hui en espérant le dépasser pour construire celui de demain, avec les mêmes valeurs et des idées nouvelles.