La chronique de Pauline Londeix

Le champ des possibles

La semaine dernière, je concluais ma carte blanche par une référence à George Orwell et à son analyse de l’usage de la langue anglaise dans les régimes totalitaires dans « La politique et la langue anglaise », paru en 1946. L’écrivain y explique, par exemple, que là où on peut utiliser un mot simple et court, on ne doit jamais utiliser un mot plus compliqué et plus long. Il recommande également de ne pas utiliser la voie passive ou encore d’éviter de répéter sans les comprendre des images ou métaphores entendues ou lues dans les médias. Ne jamais utiliser un mot de jargon, un mot étranger, ou un terme scientifique là où un mot plus ordinaire et accessible ferait l’affaire.

Certes, le recours à des termes scientifiques ou techniques est souvent utile pour décrire une réalité avec précision. Mais il doit être possible de les vulgariser pour le plus grand nombre. En somme, toujours préférer la clarté et la compréhension à un langage excluant et ambigu. C’est ce que j’ai toujours tenté de faire dans mes textes, privilégier le sens et couper le non-essentiel. Quelle que soit la discipline, je pense qu’il est possible d’expliquer de façon simple les enjeux. Par exemple sur la question des politiques du médicament, j’ai toujours eu l’intuition — confirmée par mes travaux — que des pseudo-« experts » se cachaient volontiers derrière la technicité apparente du sujet dans le but de dissuader un public plus large de s’en emparer.

Prendre soin du langage et des mots pour continuer à ouvrir au maximum le champ des possibles.

On pourrait penser que les mots ne sont que de l’abstrait dans un monde qui requiert du concret, des actions. Mais les mots influencent notre vision du monde et donc nos actions, ainsi que notre communication avec les autres, ce qui est encore une action. L’usage des mots et du langage est donc une action concrète qui façonne nos existences et nos imaginaires. La semaine dernière, dans cette même carte blanche, je citais The New York Times  qui a révélé le 9 mars que des centaines de mots sont désormais « surveillés » au sein de la recherche scientifique américaine.

Dans le but de nier l’existence des minorités mentionnées dans cette liste, minorités dont les femmes, qui constituent pourtant 49,6 % de la population mondiale. Ne plus pouvoir décrire des réalités par des mots, et ainsi priver de lieux de compréhension des réalités de l’autre, les nier, empêcher l’accès à un imaginaire, empêcher l’autre de se raconter, empêche donc qu’il se rapproche de nous et que l’on puisse éprouver pour lui de l’empathie. En somme, le déshumaniser.

Il y a quelques jours, sur France Inter, le journaliste Pierre Haski était interrogé sur ce que chacun pouvait faire « pour tenir » dans ce contexte international. Il évoquait les actions sur lesquelles on a une prise, par opposition à la reconfiguration géopolitique et ses conséquences sur lesquelles nous n’en avons pas. Et bonne nouvelle, nous avons une prise sur les mots que nous choisissons.

Nous pouvons veiller à ce qu’ils soient utilisés avec justesse, clarté et refuser la tendance actuelle où asséner des contrevérités devient une pratique courante. Cela peut être une première piste de résistance. Prendre soin du langage et des mots pour continuer à ouvrir au maximum le champ des possibles et pour conserver des espaces de communication et de compréhension mutuelles. Et, quoi qu’il arrive, ne jamais oublier que ce qui est merveilleux avec le langage, c’est sa capacité à se régénérer. Là où des mots spécifiques seront bannis, de nouveaux pourront être créés. Ringardisant à l’infini la censure, toujours en retard d’un métro.

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