Par Éric Le Bourg, chercheur retraité du CNRS en biologie du vieillissement et Jean-François Toussaint, professeur de physiologie de l’université Paris Cité.

Chaque année, ou presque, depuis quatre décennies, le sujet des retraites revient dans l’actualité. L’année 2023 aboutissant à une loi massivement contestée dans la rue et à l’Assemblée nationale n’a pas clos le débat qui est revenu en boomerang fin 2024. Le gouvernement a donc proposé un conclave et la Cour des comptes a remis, le 20 février, un rapport pour faire l’état des lieux.
Ce rapport, écartant l’hypothèse d’un déficit caché des retraites, a semblé faire consensus sur le diagnostic et le pronostic financiers. Or, si les comptes ont bien été déficitaires en 2020 (12,5 milliards d’euros, page 24 du rapport), du fait de la pandémie, et en 2018 (1,2 milliard), ils ont été excédentaires en moyenne de 4,1 milliards de 2017 à 2024. Enfin, toujours selon le même document, les déficits devraient être de 15 milliards en 2035 et de 25 à 30 en 2045.
La Cour des comptes s’appuie sur les rapports du Conseil d’orientation des retraites (COR) ; or, ces travaux n’ont jamais fait l’hypothèse que les comptes puissent être à l’équilibre. Par exemple, les rapports publiés de 2006 à 2017 avaient prévu, pour 2020, des déficits de 0,2 à 2,1 % du PIB, alors qu’en 2019, dernière année « normale » avant la pandémie, les comptes étaient excédentaires de 3,6 milliards. Comprendre l’origine de ces prévisions erronées est d’autant plus important que la Cour des comptes se base sur les hypothèses retenues par le COR. Mais ces hypothèses sur lesquelles sont basées les prévisions de déficit sont-elles réalistes ?
L’Insee publie régulièrement des projections démographiques définissant des hypothèses d’espérance de vie haute, centrale ou basse, qui sont utilisées par le COR pour estimer les besoins de financement des retraites. Le « scénario central » est celui retenu par le COR mais, dans son rapport de 2021, il a été amené à privilégier le scénario d’espérance de vie « basse », le scénario central de l’Insee de 2013 à 2070 utilisé à ce moment étant contredit par la réalité. Depuis, l’Insee a publié de nouvelles projections de 2021 à 2070, où l’ancien scénario d’espérance de vie basse devient le nouveau scénario central. Le COR, comme le rapport de la Cour des comptes, privilégie ce scénario qui fait toujours l’hypothèse d’une progression continue de l’espérance de vie.
Or, il a, lui aussi, peu à voir avec la réalité puisque ce qu’on observe est très proche du nouveau scénario d’espérance de vie basse (voir la figure), l’Insee écrivant maintenant explicitement dans Insee première (numéro 2033) que « l’espérance de vie se stabilise ». De fait, si l’espérance de vie des hommes continue à augmenter en moyenne d’un mois par an sur la période 2011-2024, elle stagne chez les femmes, puisqu’elle ne croît plus que de deux semaines par an, alors qu’elle augmentait chaque année de six mois pour les deux sexes dans les années 1950 et encore de presque trois mois par an de 1962 à 2010.
Dans le cadre du scénario d’espérance de vie basse de 2021 à 2070 — conforme à ce qu’on observe réellement —, la Cour des comptes minimise les pronostics de déficit (page 47) par rapport au scénario central de 8 milliards en 2035 et de 19 en 2045 (page 85), soit une division par 2 en 2035, puisqu’on passe de 15 milliards à 7, et par 3 ou 4 en 2045, puisqu’on passe de 25 ou 30 milliards à 6 ou 11. On conviendra que cela change notablement les conditions du débat sur les retraites.
Or, depuis la publication du rapport de la Cour des comptes, il semble que personne, y compris les syndicats, n’a fait observer que le scénario central ne correspondait pas à la réalité. Ces derniers semblent peu à l’aise pour commenter les hypothèses démographiques. Ainsi, en 2010, le ministre Christian Estrosi déclarait, lors de l’émission Mots croisés sur France 2, que l’espérance de vie serait de 100 ans en 2030, sans entraîner de réaction de ses interlocuteurs, Bernard Thibault et François Chérèque, alors secrétaires généraux de la CGT et de la CFDT.
S’il est évident que la Cour des comptes sait compter, il n’en reste pas moins qu’elle s’appuie sur un scénario démographique qui ne correspond pas à la réalité, ce qu’elle est peut-être incapable de déceler : si tout le monde raisonne à partir d’un scénario non crédible, maximisant l’espérance de vie, il est clair que la situation financière ne peut qu’être moins bonne, et que le débat sera faussé d’emblée. Nous suggérons que les acteurs de ce débat essentiel raisonnent plutôt à partir du scénario réaliste d’espérance de vie basse de l’Insee, qui projette, comme dans la réalité, une stagnation de l’espérance de vie des femmes et une plus faible progression de celle des hommes que dans le scénario central.
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