Par Vincent Cespedes, philosophe et auteur.

L’homme est un loup-garou pour l’homme. On le sait, on y joue. La table, les regards, les soupçons, la mise à mort symbolique. C’est excitant. C’est glamour. Débusquer le traître, c’est la nouvelle distraction. Tout le monde ment, tout le monde trahit, tout le monde manipule – c’est ce qu’ils veulent nous faire croire. Un jeu ? Non. Un alibi. Si tout le monde est suspect, personne n’est coupable.
Gaza, à vendre ? Un pays peut-il être un bien immobilier ? Une terre peut-elle s’acheter comme un immeuble, une station-service, un casino ? Une population peut-elle être déplacée, effacée, dissoute par décret présidentiel ? Donald Trump, le dit. L’affirme. Il veut « acheter Gaza ». Il veut en faire une Riviera, une place de marché, un rêve américain posé sur des décombres. Il ne parle pas de guerre. Il ne parle pas de drames, de morts, de corps sous les gravats. Il parle de terrains, d’investissements, de transactions. Il parle d’effacement. « Erreur diplomatique » ou plan structuré ? Certains disent : il ne comprend pas, il ne sait pas ce qu’il dit. Certains disent : il improvise, il ne maîtrise pas la géopolitique. C’est le rasoir de Hanlon. « Ne jamais attribuer à la malveillance ce que la bêtise suffit à expliquer. » Mais alors, comment expliquer que la bêtise parle toujours au bénéfice des plus forts ?
Pourquoi l’ignorance sert toujours les mêmes intérêts ? « Ce n’est pas une bourde, c’est un signal », Trump ne s’est pas trompé. Il a testé. Une phrase. Une idée. Un ballon d’essai. Il dit « acheter Gaza », comme il disait « bâtir un mur ». Comme il disait « prendre le pétrole irakien ». Ce n’est pas une erreur. C’est une méthode.
Dérapage ? Trump ne gaffe pas. Il tente. Il pousse les limites, il élargit le champ du possible. Ce n’est pas une maladresse. Ce n’est pas une proposition mal formulée. C’est un acte. Et ceux qui disent « il ne faut pas prendre ça au sérieux ». Ceux qui rient. Ceux qui attendent que ça passe. Ceux-là sont déjà complices. Elon Musk a-t-il fait un salut nazi lors de l’investiture de Trump ? Les uns disent oui. Les autres disent non.
Et puis il y a ceux qui disent que la question même est ridicule. Que Musk ne peut pas être un nazi. Que c’est une erreur d’interprétation. Que ceux qui le dénoncent voient du mal partout. Et là, la vraie question commence. « Voir le mal partout, ou ne plus jamais le voir ? » C’est toujours le même débat. À chaque fois. Un scandale, une phrase ambiguë, un geste trouble. Il y a ceux qui crient « c’est inacceptable ! ». Ceux qui chuchotent « ce n’est rien du tout… » Alors, comment lire ce moment ? C’est une guerre entre deux rasoirs.
Deux lames, deux vérités. Un rasoir, c’est une ligne de fracture. Une lame fine qui coupe dans le réel, qui force à choisir. Une hypothèse survit, l’autre tombe. Reste ce qui doit rester. Le rasoir de Hanlon : l’excuse parfaite. Ce rasoir-là n’a rien d’un vieux principe. Il n’a pas traversé les âges, il n’a pas guidé les philosophes. Il est né en 1980, glissé dans un manuel comme une évidence légère. Un conseil de prudence, au départ. Une blague presque. Mais il est devenu autre chose. Une habitude. Un rideau. Une gomme qui efface le soupçon. « Ne jamais attribuer à la malveillance ce que la bêtise suffit à expliquer. » C’est doux. C’est réconfortant. Ça arrange tout le monde. Le rasoir de Hanlon rassure. Il coupe dans la complexité, il épargne les puissants. Il dit que Musk a bougé trop vite. Que c’était un hasard. Que l’angle de la caméra était trompeur. Que le voir comme un message, c’est paranoïaque. C’est pratique.
Le rasoir de Hobbes : la vigilance absolue. Mais il y a l’autre lame. Celle qui ne caresse pas, mais tranche. Ma lame. « Ne jamais attribuer à la bêtise ce qui peut être expliqué par le vice. » Et soudain, le cadre change. Si ce n’est pas une erreur, alors c’est un test. Un message codé. Pas un salut nazi officiel : un signal. Un clin d’œil à ceux qui savent. Une façon de dire sans dire. Une manière de faire entrer l’innommable dans le champ du normal. Ça commence toujours comme ça. D’abord, un mot de trop. Une phrase glissée dans un discours. Un geste qui ressemble un peu trop à quelque chose d’interdit. Puis, les justifications. « Ce n’est pas ce que vous croyez. » « Vous interprétez mal. » « Les médias exagèrent. » Et puis on s’habitue. Et puis on n’y fait plus attention. Et le mal prend sa place, tranquillement.
Voir ou se voiler la face. C’est ça, la vraie question. Pas Musk. Pas son bras levé. Mais nous. Que choisissons-nous ? Quelle lame utilisons-nous ? Hanlon pour dire que le mal est rare, qu’il est accidentel, qu’il faut être clément ? Hobbes pour voir que la trahison ne dit jamais son nom, qu’elle s’installe par degrés, qu’elle ne s’annonce jamais à l’avance ? Il faut choisir. Maintenant. Mais où sont les vraies bornes ? Qui contrôle qui ? Qui trahit qui ? Le scandale aurait dû être une onde de choc. Un séisme. Un effondrement.
La France, 25ᵉ au classement mondial de Transparency International. Son pire score en quatorze ans. Un pays qui glisse, lentement, sûrement, vers la zone grise. Un pays qui, selon les experts, risque de perdre le contrôle de la corruption. Un basculement dans l’histoire de la démocratie française. Mais personne ne tombe. Personne ne tremble. Tout continue. La France a regardé. Elle a haussé les épaules. La trahison n’est plus un scandale. Elle est un fait acquis. Et c’est ça, la vraie victoire des traîtres. On ne punit plus les traîtres. On les gère. Comme Trump et son idée de racheter Gaza. Comme Musk et son salut codé. Comme le rappeur Kanye West, qui s’autoproclame nazi, exalte Hitler, justifie la domination sur sa femme et trouve encore le moyen de s’en vanter. Ils avancent, ils tentent, ils testent. Et nous regardons. Le problème n’est pas eux. Le problème, c’est nous. Nous qui avons admis que la trahison est une donnée de base. Nous qui avons abandonné l’idée même de justice réelle. Nous qui ne réagissons plus.
Une brèche. Les traîtres ne sont pas invincibles. Ils ne tiennent que parce qu’on leur laisse le terrain libre. Le mot « woke » fait peur aux puissants. Parce qu’il signifie éveil. Parce qu’il signifie qu’on ne se laisse plus faire. Être woke, ce n’est pas être fragile. Ce n’est pas être naïf. C’est refuser d’être dupe. L’éthique woke ne cherche pas à dénoncer pour dénoncer. Elle cherche à démonter les mécaniques du mensonge. À saboter le système de la trahison. L’homme est un loup-garou pour l’homme. Commencerait-on à le comprendre ? Le bracelet de Sarkozy n’est pas une punition. Il est une révélation. Il dit que les traîtres ne se cachent même plus. Il dit que la corruption peut marcher librement, du moment qu’elle a un capteur GPS. Mais il dit aussi autre chose. Il dit que nous savons. Et quand on sait, on peut choisir.
Vient de paraître : La Société de la trahison. Comment faire confiance dans un monde où les traîtres sont rois, éditions Albin Michel.
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