Anticipation(s)
Le monde, d’après Elon Musk, n’est-il qu’une fiction ?
Roman La préfiguration du monde futur – à moins qu’il ne soit déjà là sous nos yeux étonnés – tient en une question : et si l’humanité, avec un minimum de coercition, se voyait poussée à agir contre son intérêt ? Vaste problématique, n’est-ce pas, quand nous choyons et chérissons l’esprit de suite et un semblant de décence.
Dans son incroyable roman le Tout (Gallimard), l’écrivain et scénariste américain Dave Eggers nous embarque dans un présent anticipé d’autant moins inenvisageable que, de l’autre côté de l’Atlantique, la réalité dépasse désormais une certaine idée de la fiction. Voici donc, dans ce récit glaçant, le monde d’après Elon Musk.
Le Tout raconte en effet la réussite de Mae Holland, jeune ambitieuse du Cercle, conglomérat bien nommé, puisqu’elle parvient à fusionner son groupe de réseaux sociaux avec un géant du commerce en ligne – toutes comparaisons sont évidemment bienvenues. La visée nous rappelle étrangement ce que nous commençons à subir, et qui, sans réplique, nous embarquera dans l’évocation d’un futur dysphorique avec ses « vérités » déplaisantes.
Applications La fameuse Mae Holland, et ceux qui l’entourent au plus haut niveau de l’appareil d’État, tous plus ou moins au service de la firme la plus puissante et la plus prospère du monde, ont pour objectif de prendre le contrôle de nos cerveaux à coups de nouvelles technologies aliénantes qui prennent les commandes de nos vies, individualisées au dernier degré, totalement décollectivisées sinon déshumanisées. Liste foisonnante d’applications, qui donnent le vertige. « Bon Tout », sorte d’intelligence artificielle à usage permanent, nous aide par exemple à enrichir notre vocabulaire, à nous exprimer.
Les « CriAnon », qui fonctionnent comme des dénonciations collectives (cliquez, et portez plainte) permettent d’améliorer le comportement de vos collègues. « Voyageur éclairé », comme son nom l’indique, offre la possibilité de voyager en première classe depuis votre canapé. « ToutOuï » vous accompagne, chez vous, par le dialogue et les ordres incessants, redresseur de torts et de vies, jusqu’à commander vos moindres gestes quotidiens. Résumons.
« Le Tout », après « avoir mis fin à l’utilisation de l’argent liquide et du papier sous toutes ses formes », intègre toutes nos données à l’intérieur de son système tentaculaire afin qu’elles lui appartiennent définitivement – et annihile toute possibilité de libre arbitre. Sachez-le, dans cette fable techno-dominante qui s’apparente à une dictature invisible, tout devient « quantifiable », « mesurable », « évalué », donc « marchandisé ». Même la beauté ; même les sentiments ; sans parler de nos pensées les plus intimes, dès lors forcément refoulées, puisque non compatibles avec « le Tout ». Effrayante perspective.
Coercition Vous l’avez compris, cette large vision d’un cauchemar technologique n’aurait aucune légitimité – outre le plaisir de la lecture, comme au temps béni de Philip K. Dick – si les prémices n’étaient déjà palpables, actives et hyperactives dans nos existences d’ici-et-maintenant, plus encore concernant celles des jeunes générations. Évidemment, Dave Eggers a tout prévu. Si son roman ressemble à une sorte de suite à Après le Cercle (2013), consacré à la mainmise des réseaux sociaux, écrit bien avant la concentration opérée par Meta, il s’avère, cette fois, beaucoup plus crépusculaire.
Dans ce monde infernal, une héroïne, Dieu merci, se dresse contre « le Tout » et incarne la résistance. Elle s’appelle Delaney Wells, elle rêve de renverser le maléfice en cours. Delaney parvient à se faire embaucher dans la firme, et se retrouve ainsi au cœur de son réacteur. Par l’absurde, et par sa position de petite génie de l’informatique et des algorithmes, elle se met alors à concevoir pour « le Tout » les applications les plus infâmes possible, poussant le bouchon très loin, espérant que la population se révolte enfin.
Exemple : « le Tout » parvient même à enregistrer les regards déplacés des populations, on parle de « déshonnoeil », phénomène de masse qui provoque une vague de suicides dans le monde. Trop, c’est trop ? Les humains vont-ils réagir, sont-ils encore assez lucides pour voir la vérité en face ? Reste, hélas, la question préalable : et si l’humanité, avec un minimum de coercition, se voyait poussée à agir contre son intérêt ?
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