Point de vue
Abdelhak Najib, Écrivain-journaliste
Les élèves ne vont plus à l’école pour être instruits mais pour être formatés selon des critères conformistes, ce qui rendrait possible le maintien du pouvoir sur les individus. L’école reproduirait ainsi un système de hiérarchie des compétences où ceux qui ne réussissent pas dans le système scolaire sont dévalorisés socialement. La différence entre « l’éducation » que propose le système et « l’instruction » qui est l’apprentissage et le développement intellectuel dont l’aspect principal est l’autonomie. L’éducation traditionnelle propose des formes d’apprentissage et des transmissions de connaissances standardisées qui ont pour unique but les objectifs des États et des entreprises. «Former les esprits sans les conformer, les enrichir sans les endoctriner, les armer sans les enrôler, leur donner le meilleur de soi sans attendre ce salaire qu’est la ressemblance», nous rappelle François de La Rochefoucauld. C’est exactement ce qu’écrit Ivan Illich dans « Une société sans école », des décennies plus tard, pointant du doigt les mêmes techniques du formatage humain au service de la pensée unique. « L’enseignement fait de l’aliénation la préparation à la vie, séparant ainsi l’éducation de la réalité et le travail de la créativité. Il prépare à l’institutionnalisation aliénatrice de la vie en enseignant le besoin d’être enseigné. Une fois cette leçon apprise, l’homme ne trouve plus le courage de grandir dans l’indépendance, il ne trouve plus d’enrichissement dans ses rapports avec autrui, il se ferme aux surprises qu’offre l’existence lorsqu’elle n’est pas prédéterminée par la définition institutionnelle ». Ces objectifs mettent en place un monopole de l’école sur l’instruction ne permettant pas aux personnes ayant un parcours différent d’être estimées au même titre que ceux qui obtiennent leur diplôme, ce qui pousse les individus à choisir des études non pas en fonction de leurs envies mais plutôt de ce que la société propose. Les diplômes jouent un grand rôle dans ce contrôle social, car ils font de l’instruction une marchandise plus ou moins accessible en fonction de facteurs comme la richesse, l’intellect… augmentant le fossé des inégalités. Ils limitent l’accès aux opportunités et excluent ceux dont les capacités ne sont pas attestées par l’État. Dans ce sens, l’école devient un système d’autorité, car elle formate dès le plus jeune âge à ne pas remettre en question la source d’information donnée lors d’un cours. « Prisonnier de l’idéologie scolaire, l’être humain renonce à la responsabilité de sa propre croissance et, par cette abdication, l’école le conduit à une sorte de suicide intellectuel », précise Ivan Illich. L’école pousse l’enfant à ne plus s’interroger et contester faisant de l’élève un individu passif et conditionné. Les systèmes dits éducatifs ne permettent pas aux élèves hors catégories imposées par la société de s’épanouir. Ils ne mettent pas en avant les élèves créatifs et indépendants, ce que démontre Pierre Bourdieu dans « La distinction » avec la dévalorisation des écoles d’art par rapport aux disciplines scientifiques : «Pour qu’un homme puisse grandir, ce dont il a besoin c’est du libre accès aux choses, aux lieux, aux méthodes, aux événements, aux documents. Il a besoin de voir, de toucher, de manipuler, je dirais volontiers de saisir tout ce qui l’entoure dans un milieu qui ne soit pas dépourvu de sens », souligne le même auteur pour qui l’école est la négation de la liberté à la source. Ce système d’autorité incarné par l’école est le même pour toutes les sociétés. Ce qui change, au-delà des langues enseignées, c’est la structure culturelle qui sous-tend l’apprentissage en tant que doctrine nationale propre à chaque pays. Dans ce sens, «La plupart des nations (…) se précipitent dans l’ère du développement économique et de la consommation concurrentielle. Ils commencent à connaître, par conséquent, la pauvreté modernisée. Leurs citoyens ont appris à penser comme des riches, tandis qu’ils vivent comme des pauvres », comme on le lit dans « Une société sans école ». Nous retrouvons les mêmes mises en garde chez Goerge Orwell qui écrit ceci : « Deux méthodes infaillibles pour briser la pensée : appauvrir le langage, réduire le vocabulaire au strict minimum pour empêcher la nuance et la complexité. Créer des mots couvertures, des termes qui regroupent plusieurs concepts pour mieux les manipuler ». C’est exactement ce qui se passe aujourd’hui dans toutes les sociétés humaines. Tout le monde parle par des monosyllabes ou alors les gens se lancent des diarrhées verbales répétant les mêmes phrases en boucle. C’est ce que nous notons quand on voit l’écriture des uns et des autres aujourd’hui : des abréviations, des sigles, des signes qui dénotent d’une profonde pauvreté du langage. Le vocabulaire est si réduit que presque plus personne ne sait écrire. Ce n’est pas là une économie langagière, mais bel et bien une indigence du langage dans toutes les sociétés modernes. Une conformité désormais standardisée et utilisée par tout le monde, aux quatre coins de la planète. À tout ceci, s’ajoute ce flux tendu de données, dans la majorité est inutile. A telle enseigne que nous sommes enterrés au milieu de tonnes d’informations aujourd’hui assimilées à de la connaissance. La quantité des futilités est prise pour une abondance d’idées. Et l’argent pour le bonheur. Nous sommes devenus des singes avec de l’argent et un taux ahurissant de méchanceté mariée à une bêtise humaine infinie. « L’école prétend séparer le savoir en matières distinctes, puis de ces blocs préfabriqués bâtir, conformément à un programme donné, enfin mesurer le résultat par quelque mètre-étalon universel. Les hommes qui s’en remettent à une unité de mesure définie par d’autres pour juger de leur développement personnel, ne savent bientôt plus que passer sous la toise. Il n’est plus nécessaire de les mettre à une place assignée, ils s’y glissent d’eux-mêmes, ils se font tout petits dans la niche où leur dressage les a conduits. Au reste, ils n’imaginent plus qu’ils puissent en aller autrement pour leurs semblables : tout doit trouver sa juste place, toute chose et tout être s’assembler sans heurts. Une fois rabaissés à cette taille médiocre, comment pourraient-ils saisir l’expérience non mesurable ? Elle leur glisse entre les doigts. Ce qui ne peut se mesurer, d’ailleurs, ils ne s’y intéressent pas, ou ils y voient une menace. Inutile maintenant de les dépouiller de leurs possibilités créatrices, ils ont retenu la leçon, ils ont désappris à faire ou à être eux-mêmes ; ils n’accordent plus de valeur qu’a ce qui est fabriqué ou le sera ». C’est un parfait non-sens qui a droit de cité et qui sévit depuis de longues décennies dans toutes les écoles du monde : compartimenter, diviser, réduire au strict minimum ce qui devrait être un savoir holistique pour préparer des exécutants dans des domaines divers, chacun ne pouvant appliquer que ce qu’on lui a inculqué dans le but de remplir une fonction donnée. Au-delà de cette fonctionnalité de ce que l’on a appris sans le comprendre souvent, tous ceux qui ont éculé les bancs de l’école sont amputés pour saisir les ramifications d’un monde complexe qui les utilise chacun dans une case prédestinée et les coupe de la théorie globale de l’existence au sein d’une société où les uns et les autres peuvent et doivent être en mesure de tout savoir et de tout faire d’un seul tenant. Dans ce sens, Ivan Ilitch précise que « L’école est devenue la religion mondiale d’un prolétariat modernisé et elle offre ses vaines promesses de salut aux pauvres de l’ère technologique. L’État-nation a adopté cette religion, enrôlant tous les citoyens et les forçant à participer à ses programmes gradués d’enseignement sanctionnés par des diplômes. Ne retrouvons-nous pas là les rites initiatiques et les hiérarchies d’autrefois ? ». Ce à quoi répond Pierre Bourdieu dans « La reproduction », publié en 1966 : « La reproduction des inégalités sociales par l’école vient de la mise en œuvre d’un égalitarisme formel, à savoir que l’école traite comme « égaux en droits » des individus « inégaux en fait », c’est-à-dire inégalement préparés par leur culture familiale à assimiler un message pédagogique ». Face à ces inégalités de fait, il faut être vigilants et ne pas croire que l’école et la scolarité sont destinées à effacer les strates qui séparent les individus intrinsèquement les uns des autres. Nous ne sommes pas égaux, ni en tant qu’individualités ni en tant qu’écoliers ni en tant que valeur culturelle et humaine au sein d’une société. Et ce n’est certainement pas l’école qui pourrait réduire l’écart entre l’un et l’autre en termes de compétences et de capacités intellectuelles à créer son propre système de pensée. Dans cette perspective, « chacun d’entre nous demeure responsable de ce qui a été fait de lui, même s’il ne peut rien faire d’autre que d’accepter cette responsabilité et de servir d’avertissement à autrui », souligne Ivan Ilitch qui ajoute de manière draconienne que La disparition de l’école pourrait conduire au triomphe du pédagogue, à qui l’on donnerait mandat d’agir en dehors de l’école sur la société tout entière. L’instruction ne peut être qu’une activité personnelle.
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