Triste Jackpot •Depuis le début de la guerre en Ukraine, le gouvernement russe a versé des dizaines de milliards de roubles en compensations financières aux soldats engagés dans le conflit et à leurs proches
Depuis septembre 2022, dans les couloirs du Kremlin, c’est le silence radio quant aux pertes russes. Le bilan officiel des soldats tombés en Ukraine est figé, suspendu à 5.937 morts. Les estimations occidentales sont pourtant bien plus sombres. En septembre dernier, le Wall Street Journal évoquait le chiffre de 200.000 Russes tués en Ukraine, s’appuyant sur une source anonyme au sein du renseignement occidental. S’il est difficile de s’arrêter sur un chiffre exact, le marché de la mort n’a toutefois pas attendu les confirmations du Kremlin pour tourner à plein régime.
Ainsi, au-delà des hachoirs à viande, les proches de ceux qui tombent au combat reçoivent aussi des compensations financières particulièrement généreuses. Selon la plateforme d’analyse Re : Russia, citée par le média indépendant russe Meduza, le gouvernement russe a versé de 30 à 32,5 milliards d’euros d’indemnités et salaires aux soldats et à leurs familles entre juillet 2023 et juin 2024. Soit, 7,5 à 8,2 % des dépenses du budget fédéral l’année dernière. Des sommes stratosphériques pour l’Etat, mais encore plus pour les soldats et de leurs familles.
« Dix fois plus » d’argent que dans certaines régions
Lorsqu’un homme s’engage, il touche immédiatement « de 2.000 à 20.000 euros » selon les régions, illustre le sociologue russe Alexander Bikbov. Ensuite, il est payé environ 2.000 euros par mois : « C’est dix fois plus que ce qu’ils peuvent espérer dans certaines régions ! » « Actuellement, le salaire moyen se situe en Russie aux alentours de 75.000 roubles par mois [environ 820 euros]. Le bonus offert pour un nouveau contrat d’engagement de soldat était initialement de 700.000 roubles, soit près de 10 fois ce montant », renchérit Julien Vercueil. C’est « un écart considérable à l’échelle de l’individu », ajoute-t-il.
Mais la démesure atteint son paroxysme avec la « coffin money » comme l’appellent les Russes, c’est-à-dire « l’argent du cercueil » à la mort du soldat. Là, les familles peuvent toucher jusqu’à 150.000 euros s’ils obtiennent toutes les compensations financières. C’est-à-dire celle de l’Etat fédéral, de la présidence de Vladimir Poutine, de la région et de l’assurance. Ces enveloppes « créent de la richesse », explique Alexander Bikbov. Une manne qui dénote particulièrement dans certaines régions déshéritées.
Les régions pauvres pourvoyeuses d’hommes
« On a souvent entendu que le gouvernement russe envoyait surtout les minorités ethniques à la guerre mais en réalité, il envoie plutôt les pauvres. Ce sont eux les plus motivés » dans ce contexte d’incitation économique, décrypte le sociologue russe Alexander Bikbov. « L’institut d’économie de la Banque de Finlande a montré que les régions russes les plus pauvres et les plus marquées ethniquement sont celles dont les comptes bancaires individuels ont connu la plus forte augmentation de dépôts après le début de la guerre. Ces augmentations soudaines et spectaculaires peuvent difficilement s’expliquer autrement que par les paiements de l’Etat suite à l’enrôlement des conscrits », abonde Julien Vercueil.
Dans un reportage pour la BBC, le journaliste Arsenii Sokolov rencontre une mère qui a ouvert un restaurant après la mort de son fils qui adorait cuisiner. « Cet argent de guerre a un effet très direct. Les petits centres-villes de la Russie profonde s’embellissent. Dans les villages, des restaurants, des cafés ou des salons de beauté s’ouvrent, il y a plus d’activité », rapporte Alexander Bikbov. « C’est paradoxal parce qu’on insiste toujours sur le fait que les élites sont les seules à bénéficier de la guerre alors qu’au quotidien aujourd’hui, l’argent qui manquait depuis des décennies est finalement arrivé au niveau des économies régionales », ajoute-t-il.
La pierre ou les implants mammaires
Certains, comme la BBC, s’interrogent même sur l’émergence d’une nouvelle classe moyenne en Russie. « Le terme de classe moyenne est souvent employé à tort et à travers, réagit Julien Vercueil. Ici, il ne me semble pas adéquat. Face à une hausse brutale de leurs revenus, les ménages modestes ont davantage tendance que les plus aisés à le consommer plutôt qu’à l’épargner. » La BBC raconte ainsi qu’une mode pousse les Russes à s’arracher un sèche-cheveux Dyson à plus de 500 euros, même dans des régions pourtant particulièrement pauvres. De son côté, le quotidien indien Deccan Herald note que si la « coffin money » est souvent investie dans l’immobilier, d’autres en profitent pour financer leurs « nouvelles dents, leurs implants mammaires ou leurs vacances ».
Difficile donc d’imaginer une véritable gentrification des régions les plus pauvres de Russie grâce à « l’argent des cercueils ». « Pour qu’il y ait une classe moyenne, il faut une durée générationnelle et donc une certaine stabilité. Or, avec la fin de la guerre viendra la fin des primes, et la population va de nouveau s’appauvrir », prédit Alexander Bikbov. Le sociologue russe l’assure : « Cet enrichissement peut s’effondrer aussi rapidement qu’il est arrivé. » En attendant, l’effet d’aubaine n’a pas échappé aux plus cyniques : le quotidien économique coréen Maeil Business Newspaper a noté une explosion de 74 % des prix des cercueils en Russie depuis le début du conflit.
Source: https://www.20minutes.fr/