Avec « Aïta mon amour », Widad Mjama et Khalil Hentati signent une rencontre sublime entre tradition et modernité. En s'affranchissant des normes, ce projet réinvente l'Aïta marocaine, en y infusant des influences électro qui lui confèrent une résonance intemporelle dans le paysage musical moderne.
Comment définissez-vous l'art de l'Aïta ? L’Aïta est un art musical et poétique traditionnel marocain, transmis principalement par oralité. D’après M. Hassan Najmi, cette tradition aurait vu le jour lors de la rencontre entre les tribus arabes, venues de la péninsule arabique, et les tribus amazighes autochtones. Ce chant, imprégné de l'esprit rural, raconte la bravoure des hommes et des femmes de ce pays. Il représente également une musique complexe tant dans sa construction rythmique que lyrique, et fait partie intégrante de l'ADN culturel marocain. Comment l'idée de fusionner l’Aïta traditionnelle avec l'électro est-elle née ? Était-ce un désir de moderniser ce patrimoine ou un besoin de réinventer la manière dont on perçoit cette musique ? L’ambition initiale de ce projet était de faire connaître l’Aïta sur la scène musicale internationale. Je me posais sans cesse la question : pourquoi, en dehors du Maroc, cette musique n'était-elle pas davantage reconnue ? Ce projet est né de l’amour inconditionnel que je ressens pour cette tradition, ainsi que pour celles et ceux qui en sont les gardiennes et gardiens, appelés Chikhates et Chioukhs. Ce sont eux qui ont assuré la transmission de cette tradition, afin qu’elle ne meure jamais et qu’elle continue à rayonner à travers les générations. L’Aïta, en tant que tradition orale, a su se réinventer au fil du temps pour perdurer et continuer d’exister. La forme de l’Aïta que l’on entendait à ses débuts n’est plus tout à fait la même que celle que nous écoutons aujourd’hui, car elle a évolué, tout en restant fidèle à son essence. Racontez-nous votre rencontre avec Khalil Hentati, le musicien tunisien, et la manière dont il a su s’adapter à la musique marocaine dans le cadre de votre collaboration. Cela fait un certain temps que Khalil et moi nous connaissons. Nous avons joué ensemble au sein du collectif « N3rdistan », une expérience musicale qui m’a permis de découvrir et d’apprécier son approche unique. J’ai toujours été particulièrement sensible à l’esthétique et à l’éthique qu’il déploie lorsqu’il revisite la musique populaire tunisienne, une démarche qui témoigne de sa créativité et de sa profonde compréhension pour les traditions musicales. Lorsque je lui ai parlé de ce projet, il n’a pas hésité une seconde, il s’est immédiatement plongé dans la découverte de l’Aïta, cherchant à s’en imprégner pleinement. Au fil de plusieurs voyages à Safi, et dans ses environs, il a, peu à peu, assimilé l’essence de cette musique et s’est mis à l’apprivoiser avec enthousiasme. Aujourd’hui, il est non seulement à l’aise avec son outra, mais il chante également à mes côtés sur scène, apportant sa touche personnelle à ce projet commun. Quelles ont été les principales difficultés que vous avez rencontrées lors de la transformation musicale de l’Aïta ? Comment avez-vous trouvé l'équilibre entre respect de la tradition et innovation ? Je ne vous cache pas qu’au départ, mon rêve était de rencontrer et d'apprendre auprès des Chikhates. Cependant, les circonstances et le destin ont voulu que je croise la route d’hommes d'une grande générosité et incroyablement talentueux, qui m'ont transmis à la fois les textes et la musique. La plus grande difficulté que j’ai rencontrée a été la technique du chant. Chanter l’Aïta est un exercice complexe, périlleux, et qui demande un véritable engagement vocal, avec des exigences très élevées. Je continue à travailler sans relâche, et je suis fière des progrès que j'ai réalisés. En ce qui concerne le respect de la tradition, il était pour moi essentiel de ne pas la dénaturer. Avec Khalil, nous faisons en sorte de rester les plus fidèles possible à la structure rythmique et au texte originaux. Notre objectif est que les connaisseurs et connaisseuses puissent immédiatement reconnaître la véritable Aïta. Où trouvez-vous les paroles de ces chansons, alors qu'elles sont anciennes et difficiles à déchiffrer ? Lors de notre premier voyage, nous avons eu la chance de rencontrer des figures emblématiques telles que Rachid Abidine, Amine Elouardini, Hassan Zarhouni et le grand Cheikh Jamal Zarhouni. Ces hommes sont devenus nos sources d'inspiration, tant pour la musique que pour les textes, ainsi que pour leur sens profond. Certains de ces textes font référence à des événements, des lieux oubliés, ou qui n'existent plus. Pour en comprendre pleinement le sens, il est nécessaire de chercher, de croiser les informations et d'espérer ainsi se rapprocher de ce que véhiculent la beauté et la poésie des textes. La transmission orale a certes pérennisé l’Aïta mais a aussi causé une certaine déperdition dans le texte. Quelle est votre Cheikha préférée et quelle chanson de l’Aïta vous touche particulièrement ? Fatna Bent Elhoucine, que Dieu ait son âme, sa voix et son interprétation la placent au plus haut niveau des chanteuses mondiales. Elle incarnait la perfection dans l’art de l’Aïta, un genre traditionnel marocain, et sa capacité à en maîtriser toutes les nuances faisait d’elle une référence incontournable. Sa voix, d'une richesse et d'une émotion inégalées, pouvait s’adapter à tous les styles de l’Aïta, des plus classiques aux plus modernes, tout en restant fidèle à l’essence de ce patrimoine. Elle possédait une maîtrise totale du répertoire, ce qui lui permettait de naviguer avec aisance entre les différentes formes de cette musique, tout en ajoutant sa propre touche unique. Pour les chansons, il m'est difficile de choisir, mais "Kebbet l'khayl" fait partie de mes préférées. L’Aïta, en tant qu'expression de la voix populaire, a toujours abordé des thèmes sociaux et politiques. En tant que femme, comment utilisez-vous cette musique pour lutter contre les inégalités de genre ? Je ne peux m'empêcher de penser avec une profonde admiration à toutes ces femmes qui luttent au quotidien contre les inégalités et les violences, et plus particulièrement aux Chikhates qui ont choisi l’art comme moyen d’expression. Ces femmes ont été victimes d’exclusion et continuent d’endurer une stigmatisation hypocrite. C’est de leur courage que je tire ma force, et c’est en elles que je puise ma fierté d’être une femme marocaine, chantant l’art de l’Aïta. Y a-t-il une anecdote ou un moment particulier du processus de création de ce projet qui vous a marquée ou surprise ? Lorsque nous avons été conviés chez Cheikh Jamal Zarhouni, j'avoue que j'avais beaucoup d'appréhension. Cheikh Jamal fait partie de ces derniers grands gardiens de notre tradition, aux côtés de figures emblématiques comme Hajib et Khalid Elbouazaoui. Ces hommes incarnent une époque qui, aujourd'hui, se fait de plus en plus rare. Lorsque je l’ai rencontré, il a montré un grand respect pour ce que nous faisons, pour notre démarche artistique. Avec bienveillance, il m’a dit : "Continue, tu as notre bénédiction." Ces mots, empreints de sagesse et de soutien, m’ont profondément touchée et m'ont donné une force nouvelle pour continuer à avancer sur ce chemin. Quels rêves et projets musicaux nourrissez-vous pour l'avenir ? Mon rêve est d’apprendre le répertoire complet de l’Aïta, tel qu’il se transmet de manière traditionnelle. J’imagine passer du temps avec les ChEikhates et les Chioukhs, en immersion totale, afin d’absorber l’essence de cette musique ancestrale. Mon objectif est de connaître les grilles rythmiques par cœur et de comprendre profondément les textes, en découvrant leurs sens cachés, souvent porteurs de messages puissants et de sagesses oubliées. Cette quête de transmission et de préservation est au cœur de mon travail. C’est dans cet esprit que nous sortons notre album, intitulé : « ABDA », le 29 janvier. Nous avons mis tout notre cœur et notre âme dans ce projet, et nous aimerions désormais repartir sur les routes pour le présenter au public. Notre souhait est de faire connaître l’Aïta à l’international, de faire vivre cette musique intemporelle, de la partager avec le plus grand nombre, et de lui rendre l’hommage qu’elle mérite.