Kacem Basfao : « On ne peut pas comprendre l’écriture de Driss Chraïbi si on ne connaît pas son travail radiophonique. »

Hommage à Driss Chraïbi Propos recueillis par Mohamed Nait Youssef Grande figure de la culture et de la littérature marocaines. En effet, un espace d’hommage à Driss Chraïbi a été mis en place pour une plongée dans l’univers foisonnant de l’écrivain marocain ayant révolutionné la littérature maghrébine. Dans cette optique, une exposition immersive dévoile, jusqu’au 27... L’article Kacem Basfao : « On ne peut pas comprendre l’écriture de Driss Chraïbi si on ne connaît pas son travail radiophonique. » est apparu en premier sur ALBAYANE.

Kacem Basfao : « On ne peut pas comprendre l’écriture de Driss Chraïbi si on ne connaît pas son travail radiophonique. »
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Hommage à Driss Chraïbi Propos recueillis par Mohamed Nait Youssef Grande figure de la culture et de la littérature marocaines. En effet, un espace d’hommage à Driss Chraïbi a été mis en place pour une plongée dans l’univers foisonnant de l’écrivain marocain ayant révolutionné la littérature maghrébine. Dans cette optique, une exposition immersive dévoile, jusqu’au 27 avril, les multiples facettes d’une œuvre monumentale et de son héritage toujours vivant. Par ailleurs, l’exposition présente l’ensemble de sa production littéraire traduite en plusieurs langues, tout en révélant son travail, méconnu, de producteur radiophonique. Ainsi, les visiteurs pourront découvrir près de 2 000 heures de créations radiophoniques originales où Driss Chraïbi adaptait avec génie les grands auteurs universels. Une expérience sensorielle unique. Des projections vidéo en continu transportent le public dans l’intimité créative de l’auteur. Des photographies exclusives, des manuscrits annotés et des objets personnels offrent un regard inédit sur l’homme derrière l’œuvre. La scénographie ingénieuse mêle habilement archives physiques et dispositifs numériques interactifs. Kacem Basfao, spécialiste incontesté de Chraïbi, a conçu cette exposition. Il y présente des collections rares et des clichés originaux protégés par copyright, fruit d’années de recherche approfondie. Rencontre. Al Bayane : De prime abord, parlez-nous de cette exposition, de son parcours, comment elle a été imaginée et conçue pour cette figure emblématique de la littérature et de la culture marocaine, notamment dans cet espace ouvert au grand public ? Kacem Basfao : L’opération, le côté événementiel, c’est justement le fait de l’ouvrir au grand public, c’est-à-dire que cet écrivain ne reste pas simplement dans des petits cercles de gens cultivés. Et donc, le grand public découvre qu’il existe des grandes figures d’écrivains de stature universelle, et que ça fait partie de son patrimoine et de son histoire. C’est très important, je pense. Et puis aussi, de montrer qu’un écrivain n’écrit pas simplement des romans. Un écrivain, ça écrit de la littérature, des romans ou de la poésie, mais ça écrit aussi beaucoup d’autres choses. Il y a même des facettes que je n’ai pas présentées dans cette exposition ; toutes les facettes d’articles de presse : c’était un chroniqueur, un critique littéraire, il a fait beaucoup, mais tellement que ça n’a même pas pu être présenté. Donc ici, il y a surtout, justement, la création. Et la création, il n’y a pas seulement la littérature, il y a aussi une facette très importante de lui, qui est moins connue : c’était un producteur, auteur et adaptateur de radio depuis 1956. Et donc, il a, sans parler des feuilletons, sans parler des émissions de culture générale, etc., rien que des créations personnelles, des textes inédits pour la radio. À titre d’exemple, « La Greffe » ou « Le Roi du Monde », qui sont des dramatiques radiophoniques, qui n’ont pas été publiées sous forme papier comme romans. Et puis, il a adapté énormément d’écrivains, des écrivains africains qui étaient francophones ou anglophones, qui n’étaient pas à l’époque connus…, qu’il a participé à les faire connaître. Il y a aussi des écrivains d’Amérique, d’Amérique du Nord, d’Amérique latine, des écrivains d’Europe de l’Est, d’Angleterre, de très grandes figures de la littérature mondiale, dont il a adapté, c’est-à-dire réécrit complètement pour la radio, comme pièce de théâtre dramatique radiophonique. Il a réécrit complètement les choses, donc il a adapté radiophoniquement. Ça fait un travail de folie sur lequel, justement, j’ai commencé à faire travailler des étudiants. Il y a une étudiante au niveau international qui m’avait contacté pour son sujet, et qui vient de soutenir, et qui a commencé à faire un petit parallèle entre la littérature publiée sous forme papier, les romans, et les dramatiques. Il y a énormément de choses. On ne peut pas comprendre l’écriture de Driss Chraïbi si on ne connaît pas son travail radiophonique. Par exemple, l’importance des dialogues pour lui, l’importance de la musique, l’importance du rythme, etc. Tout ça, c’est en parallèle aussi avec la radio. Il adorait, par exemple, faire des bruitages. Il était producteur, donc il faisait énormément de choses. Il y a visiblement ce travail colossal au niveau des archives. C’est très important aussi de fouiller dans les archives, surtout d’enrichir et de conserver ce pan de la mémoire collective. Qu’en pensez-vous ? Surtout que Driss Chraïbi avait une particularité. C’était quelqu’un qui ne gardait jamais rien. Il a énormément déménagé. Quand il déménageait, il jetait tout, il donnait, et il portait les mains dans les poches, quasiment, avec une valise, pour aller ailleurs et habiter ailleurs. Il n’a jamais fait de manuscrit complet de ses romans. Son travail manuscrit s’arrêtait aux travaux d’approche et de structuration, d’incubation. Une fois qu’il avait intégré ce qu’il voulait faire, comment il voulait le faire, comment c’était structuré, la petite musique du texte, il passait directement à la machine à écrire. Lui, il n’avait pas de manuscrit, il avait des tapuscrits. D’ailleurs, même ces tapuscrits, il les donnait, encore une fois. Moi, il me l’avait donné, parce que c’est moi qui l’ai ramené au Maroc pour qu’il soit édité au Maroc. Il a été édité au Maroc. L’Homme du Livre a d’abord été édité au Maroc chez Eddif. Justement, il voulait le publier en France, bien sûr, comme à son habitude. Son éditeur, premier éditeur, l’éditeur avec lequel il était, c’était Le Seuil à l’époque. Ils ont dit non, on ne peut pas. Denoël, pareil, parce que le sujet était particulier. « L’Homme du Livre » parle du messager trois jours avant qu’il ne reçoive la révélation, c’est-à-dire qu’il était encore un homme avant d’être envoyé. Il s’est arrêté à ça. Cette période-là, les trois derniers jours avant la révélation du message. Dans cette exposition, on trouve une chose assez importante : les correspondances. Il y a aussi ces liens amicaux solides que vous avez entretenus avec Driss Chraïbi. Parlez-nous un peu de cette relation particulière avec cette figure marquante de la littérature marocaine. En fait, Driss Chraïbi et son œuvre, ça a d’abord été pour moi un sujet de thèse. Il a été le sujet de ma thèse de troisième cycle et de ma thèse de doctorat d’État. J’avais commencé ma thèse en 1972-1973 et j’ai attendu 1975, quand j’avais déjà bien avancé, que je commençais à rédiger. Je me suis dit : « Maintenant, je peux le contacter ». Je lui ai écrit. Il m’a dit : « Bien sûr ». Je suis monté à Paris pendant dix jours pour une interview, qui est dans ma thèse de troisième cycle, qui a duré trois jours. Il y a plus de cent pages d’interviews. C’est un livre à lui tout seul. Mais au troisième jour, il m’a dit : « Non, demain, tu ne viens pas, sauf… » J’ai dit : « Sauf quoi ? Pourquoi ? Tu sais bien que je t’ai dit trois jours, je n’ai pas encore terminé, etc. » Il m’a dit : « Non, mais tu viens, sauf, tu ne viens pas, sauf si tu ramènes ta valise avec toi. » Et il m’a pris, et je suis resté une quinzaine de jours chez lui, à parler de littérature du Maroc, parce qu’à l’époque, il n’était pas connu au Maroc. À l’époque, il avait une soif… Il n’était plus rentré au Maroc depuis des décennies. Il avait une soif incroyable du pays, de savoir ce que ça devenait… Donc, voilà, c’était ma première rencontre avec Driss Chraïbi à Fontenay-le-Fleury, en 1975. Et donc, depuis, ça a fait, depuis ce jour-là, une amitié de plus de 30 ans jusqu’à sa mort. Il était à la maison une semaine avant sa mort. Il était chez moi. C’est moi qui l’ai mis dans l’avion. Il était en résidence d’écriture au Maroc. J’avais changé la date de son billet d’avion avec l’ambassade de France, dans le cadre duquel il était en résidence d’écriture. Je lui ai dit : « Tu vas te faire soigner. Quand tu seras guéri, tu viens à la maison. » Donc, c’est comme ça que je l’ai mis dans l’avion. Et d’ailleurs, je me suis rendu compte, à ce moment-là, qu’il était vraiment très touché, parce que, la première fois, pour la première fois de ma vie, je l’ai vu accepter quand j’ai appelé l’hôtesse de l’air de la Royal Air Maroc, je lui ai demandé une chaise, une chaise roulante. Il l’a acceptée sans parler. C’était étonnant. Quand je l’ai vu accepter sans rien dire de s’asseoir sur cette chaise roulante, je me suis dit : « Il est bien touché. » L’article Kacem Basfao : « On ne peut pas comprendre l’écriture de Driss Chraïbi si on ne connaît pas son travail radiophonique. » est apparu en premier sur ALBAYANE.