La scène politique française a été secouée par un événement majeur : la chute du gouvernement de Michel Barnier, renversé par une motion de censure approuvée par 58% des voix ce mercredi 4 décembre. En jeu, le très controversé projet de loi de financement de la Sécurité sociale 2025 (PLFSS), imposé par l’exécutif grâce à l’article 49.3 après des mois de vifs désaccords parlementaires. Malgré un compromis laborieusement négocié en commission mixte paritaire, l’opposition, de droite comme de gauche, a uni ses forces pour censurer un gouvernement accusé de poursuivre une politique d’austérité rejetée par une majorité de Français.
Mais au-delà de cet épisode parlementaire, c’est une crise politique et sociale profonde qui se joue : défiance envers les institutions, tensions entre classes sociales, et question cruciale du rôle du peuple dans un système perçu comme verrouillé. Georges Gastaud, philosophe, écrivain et actuel secrétaire national adjoint du Pôle de renaissance communiste en France (PRCF), nous éclaire sur les dynamiques en cours, entre luttes des classes populaires, jeux de pouvoir, et enjeux géopolitiques. Décryptage.
Investig’Action : Pouvez-vous nous expliquer pourquoi cette tension autour de la question des budgets ? Quelle était la stratégie de Michel Barnier, pourtant vulnérable dès sa prise de fonction ?
Le budget 2025 était une question centrale, avant tout pour le peuple français, déjà durement éprouvé par des années d’austérité. Cette austérité, amplifiée par le dépassement des 3 % de déficit autorisé par l’Union européenne (nous sommes à 6 %) sous le gouvernement précédent, a profondément affaibli la France. Le pays est abîmé, non car Michel Barnier a été censuré, comme le supposait Arnaud Armand[1], mais par 40 années de politique néolibérale dans le cadre de la construction européenne ; services publics en crise, agriculteurs en détresse, et conditions de travail des soignants dégradées. Michel Barnier proposait donc un budget d’austérité visant à ramener progressivement la France dans les clous des 3 %. Cela n’avait rien de surprenant venant de l’ancien commissaire européen qui a négocié le Brexit. (Michel Barnier, c’était fondamentalement l’Union européenne prenant le pouvoir à Matignon – je ne vais donc pas pleurer sur le sort de ce monsieur.)
Pour les députés, l’enjeu était double. Premièrement, savoir s’il fallait accepter le diktat européen et poursuivre dans un système dominé par les financiers internationaux, ou le rejeter ? Malheureusement, aucun groupe parlementaire n’a contesté ce cadre.
Deuxièmement, déterminer quels Français payeraient la facture : les masses populaires ou les grandes fortunes ? Le budget Barnier tranchait en faveur des seconds. Et malgré des mesures symboliques comme une taxe temporaire sur le CAC40 et quelques milliardaires, il excluait tout retour sur la réforme des retraites (réel tabou pour le bloc central, qui est loin d’être un bloc centriste, mais penche dangereusement vers la droite), ou toute abrogation des politiques budgétaires désastreuses des services publics. Cette position forçait la gauche à voter contre ce budget.
Le Rassemblement national (RN), lui, était assis entre deux chaises puisque ce parti est déchiré entre une base sociale populaire (principalement au Nord) et une autre plutôt bourgeoise (façade méditerranéenne).
En résumé, ce budget traduisait des choix de classe clairement alignés sur la politique macroniste et la logique européenne. Barnier, nommé pour poursuivre cette ligne, n’avait pas d’autre issue que de l’imposer par tous les moyens nécessaires.
Le Rassemblement national avait hérité du rôle d’arbitre et a finalement décidé d’évincer Barnier. Pourquoi ?
Le RN a d’abord soutenu Barnier, le faisant chanter et obtenant de sa part des concessions. Barnier s’y est plié, rassurant l’électorat bourgeois en traitant le RN comme un parti bien installé qui ne faisait pas d’histoires, et participant de fait à la dédiabolisation de ce qui était encore récemment appelé le Front national. Mais la contestation populaire, notamment dans les manifestations paysannes, a perturbé les petits jeux du RN qui dût changer de camp pour maintenir l’équilibre entre ses deux électorats contradictoires en termes de lutte des classes. Ces volte-face sont dès lors fréquentes chez le RN, et nous en verrons d’autres.
De plus, comme l’ensemble des forces politiques françaises, le RN prépare la présidentielle. La Ve République ne donne au Parlement qu’un rôle très secondaire. Chacun sait que le véritable arbitrage est l’élection présidentielle, donc chacun s’y prépare. Tous les partis savent que Macron est grillé, politiquement affaibli (il n’y a peut-être que Macron qui ne le sait pas), et l’enjeu est donc de déterminer qui s’affrontera au second tour – enjeu d’autant plus urgent que des présidentielles anticipées sont possibles.
Le RN et le Nouveau Front Populaire (NFP) rivalisent pour incarner l’opposition. En faisant chuter le gouvernement, Marine Le Pen incarne son discours populiste et cherche à se positionner comme l’adversaire principale du pouvoir en place. Cependant, elle opère cette chute sans trop de véhémence. Elle a d’ailleurs déclaré que son parti « laisserait le prochain Premier ministre travailler » et elle avait prescrit à son groupe de ne pas applaudir lors du vote de la censure. Ainsi, Le Pen ménage son électorat légitimiste, nanti et bourgeois qui redoute l’instabilité.
Enfin, sur la scène internationale, le RN cherche également à rassurer les forces euro-atlantiques, longtemps hostiles à son programme. Aujourd’hui, il évite de remettre frontalement en cause des institutions clés comme l’Union européenne ou l’OTAN qui forment l’architecture principale de l’oligarchie capitaliste, et qui ont enclenché une marche à la guerre qu’une grande partie de l’électorat bourgeois soutient. Le RN préfère une posture prudente : affaiblir le gouvernement sans provoquer de rupture brutale. On fait tomber le gouvernement, mais on ne fait pas tomber le Président, sinon indirectement. Le jeu du Rassemblement national sera plutôt d’attendre que les choses viennent à échéance selon les rythmes du calendrier républicain, et d’affronter un macroniste affaibli au second tour.
Jean-Luc Mélenchon, qui n’est plus député, était présent depuis le balcon de l’Assemblée nationale lors du vote de la censure. Quelles perspectives pour la France Insoumise ?
La France insoumise (LFI) avait pris la place autrefois occupée par le Parti communiste de France (PCF) pour représenter la classe ouvrière, mais son choix d’une union avec la gauche traditionnelle, notamment le Parti Socialiste (PS), l’a amenée à des compromis coûteux qui ont corrompu sa représentation des masses populaires. LFI n’a, par exemple, jamais réellement contesté ce déficit français, dette publique illégitime imposée par les marchés financiers suite à l’interdiction pour la France d’emprunter à taux zéro auprès de sa propre banque centrale. Cette faiblesse idéologique illustre un glissement vers la social-démocratie, qui elle-même est aujourd’hui plutôt sociale-libérale. Bref : pour faire l’union de la gauche, la France Insoumise a évolué vers la droite.
LFI a cependant marqué des points en contribuant à la chute de Barnier et en refusant de transiger davantage sur le programme du Nouveau Front Populaire, qui est insuffisant, faiblard et social-démocrate. Le parti a notamment annoncé qu’il n’irait pas plus loin dans les compromis avec le PS qui, lui, tend la main au bloc central. Mais les Insoumis restent sur une ligne ambiguë, oscillant entre compromis et rupture. Ils devront bien arrêter l’équilibrisme et choisir leur camp : tomber à gauche ou à droite.
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En définitive, l’issue dépendra de la mobilisation populaire. Une forte irruption du peuple pourrait faire échouer les manœuvres institutionnelles, chuter Macron et réclamer une république sociale, souveraine et fraternelle, en rupture avec l’ordre actuel.
Toute la question est de savoir comment cette crise politique va permettre ou pas au peuple français de passer à l’offensive.
La démission de Macron est-elle inévitable ?
Elle est probable. Inévitable, non, car face aux difficultés internes, il lui reste l’option d’une fuite en avant géopolitique, profitant de son rôle de chef des armées et de la diplomatie pour détourner l’attention vers l’extérieur.
Le système de la Ve République est dangereusement déséquilibré en faveur de l’exécutif. Ce dernier est, d’ailleurs, très législatif, puisque le président contrôle et interfère en permanence avec la vie parlementaire : il nomme le Premier ministre, inspire les lois, et mobilise les députés à sa convenance. En cas de crise internationale, ce déséquilibre s’accentue : le président, chef des armées, concentre encore plus de pouvoirs, ce qui peut conduire à une dangereuse fuite en avant, notamment dans le contexte d’ingérences occidentales en Géorgie, Moldavie ou Syrie.
Aujourd’hui, bien que l’armée française soit amenée à se retirer de pratiquement toutes les anciennes colonies d’Afrique occidentale, la France reste une puissance militaire et nucléaire. À sa tête, le Président Macron joue le va-t-en-guerre aventuriste et cherche la bagarre avec l’Iran, la Chine ou la Russie. Il a déjà multiplié les provocations sur la scène internationale, notamment en envoyant la chasse française en mer Noire ou en proposant l’envoi de troupes en Ukraine. La politique étrangère d’Emmanuel Macron fait de lui un véritable danger public, pour le peuple français et les autres.
Alors, pour Macron, deux scénarios émergent : une dérive « bonapartiste », c’est-à-dire une position au-dessus des partis et des forces politiques, depuis laquelle Macron accentuerait son autorité interne par un gouvernement belliciste (par exemple en nommant Sébastien Lecornu, ministre des Armées et partisan d’une politique de confrontation) ; ou une démission forcée sous la pression d’un soulèvement populaire. Dans ce dernier cas, le peuple pourrait imposer une rupture démocratique, transformant une démission en destitution. Elle serait suivie, comme nous l’avons dit plus tôt, d’une bataille interne à la gauche en vue des présidentielles anticipées, mais aussi, car certains élus de gauche sont attachés à la Ve République.
Quoi qu’il advienne, et que l’issue soit progressiste ou réactionnaire, le système institutionnel actuel devra évoluer. Une sortie par la droite, accentuant une fascisation déjà latente et admettant une alliance potentielle entre RN et droite classique (déjà encouragée par des figures comme Éric Ciotti ou Bruno Retailleau), est possible. À l’inverse, une mobilisation populaire pourrait ouvrir la voie à un changement progressiste. Le statu quo, en revanche, paraît impossible à maintenir.
Et le peuple, dans tout ça ?
La gauche institutionnelle n’a pas réussi à proposer au peuple des solutions de rupture, notamment contre l’UE et l’OTAN, ni à répondre à ses besoins. En réaction, les classes populaires se tournent naturellement vers le RN et sa politique nationaliste. En cours de route, ce qui était un vote de contestation devient un vote d’adhésion, ralliant des électeurs désenchantés à toute la ligne raciste du Rassemblement national. Cette évolution, bien qu’inquiétante, n’est que symptomatique d’un vide politique à gauche.
Alors, nous, classe ouvrière, devons-nous réellement regarder tous ces petits jeux ?
Le RN s’appuie sur le peuple, non pour le libérer, mais pour le tromper ; la gauche, quant à elle, s’est compromise en virant à droite. Face à ces trahisons, les classes populaires doivent compter sur leurs propres forces et faire irruption. La vraie question n’est pas si Macron démissionnera, mais comment l’y contraindre : sous la pression populaire, et non comme un geste de complaisance qui préserverait l’ordre bourgeois.
La censure du gouvernement Barnier ne suffit pas ; le peuple doit aller plus loin. Macron n’a jamais été un Président légitime. Non seulement, car il s’assied complètement sur le contrat social républicain français, mais aussi, car il a été, à deux reprises, élu par une sorte d’escroquerie politique et comme simple barrage à Marine Le Pen. Et, si ça ne suffisait pas, il impose aux Français la politique néolibérale qu’ils ont rejetée dès le premier tour.
Les Français doivent-ils craindre l’instabilité à la suite de cette censure ?
La censure de Michel Barnier ne doit pas faire peur. Le réel danger pour les Français était la continuité d’une politique macroniste d’austérité, de casse et de marche à la guerre. Tout coup d’arrêt avec cette dernière est bon à prendre. Pour les esprits révolutionnaires, une crise politique n’est pas à craindre ; elle est salutaire. Quand les chats se disputent, c’est le moment pour les souris de sortir du trou – de bousculer le pouvoir, et pourquoi pas, à terme, de le prendre.
L’histoire française nous montre que les questions politiques brûlantes sont systématiquement dénouées par les luttes populaires, et non par les urnes. Aujourd’hui, l’urgence est de stopper les politiques d’austérité, les privatisations, les délocalisations, et les contre-réformes, tout en revendiquant des avancées sociales : une sécurité sociale renforcée, la fin des inégalités structurelles, et une retraite à 60 ans qui est digne d’être vécue et ne fabrique pas des millions de retraités pauvres forcés de faire les poubelles des supermarchés.
Vers quoi va-t-on ?
Je crois donc que la situation française évolue vers la radicalisation. Et c’est une bonne nouvelle. Une crise révolutionnaire se profile en France, avec un système où ceux d’en haut ne peuvent plus gouverner comme avant, et ceux d’en bas refusent de l’être (condition léninienne à la révolution). Chez le peuple, il y a refus de consentir. Lors des législatives anticipées de juin dernier, le peuple, en élisant une chambre ingouvernable, tel un sujet politique à plusieurs têtes, a amorcé cette dynamique d’éclatement des cadres établis. Maintenant, il faut organiser la contre-attaque et préparer une véritable alternative.
Pour cela, il me semble essentiel de restaurer une lecture classiste des enjeux géopolitiques et nationaux. L’émancipation nationale, selon Jaurès, est le socle de l’émancipation sociale. La tâche est de rendre la France non pas grande (à la « MAGA » au ton impérialiste), mais de la rendre vivable, en assumant des luttes populaires, sociales, pour la souveraineté nationale ainsi que le climat. Nous avons aujourd’hui les moyens de remettre la classe ouvrière au centre de la vie nationale, de rassembler les peuples et nous devons enfin former des nations libres, souveraines et fraternelles, coopérant durablement en dehors du cadre néolibéral.
En d’autres termes, une vieille formule, quoique légèrement revisitée pour mieux fédérer et mobiliser un prolétariat international, continue à établir le programme de notre époque : « Patria, socialismo o muerte, venceremos ! ».
Georges GASTAUD
[1]“Ce n’est pas le budget qu’on censure, ce n’est pas le gouvernement qu’on censure derrière, c’est le pays qu’on met en danger, c’est le pays qu’on abîme”, a déclaré le 3 décembre Antoine Armand, ministre de l’Économie, au cours d’une interview sur France 2.
Sources : Investig’Action http://investigaction.net/
et
http://bernard-gensane.over-blog.com/-375
* Georges Gastaud est président de l’association COURRIEL (« Collectif unitaire républicain pour la résistance, l’initiative et l’émancipation linguistique »), une association de défense de la langue française contre le tout-anglais. Il dénonce le franglais comme une manœuvre des grands groupes à l’assaut des marchés nationaux « par le biais d’une publicité efficace et pas chère vu qu’une langue suffit ».
Source: https://www.legrandsoir.info/