Longtemps restée confinée dans un cadre de concertation restreint, la filière agrumicole marocaine a tenu son tout premier congrès scientifique national les 13, 14 et 15 mai 2025 à Marrakech. Placé sous le thème « Challenges multiples sur la filière des agrumes : quels leviers pour agir ? », cet événement a été organisé par Maroc Citrus sous l’égide du ministère de l’Agriculture, de la Pêche Maritime, du Développement Rural et des Eaux et Forêts. Il a réuni des professionnels, des institutionnels ainsi que des experts marocains et internationaux autour d’un enjeu stratégique pour l’agriculture nationale.
Véritable trésor national, la filière des agrumes fait vivre plus de 13 000 familles à travers le pays. Elle génère 32 millions de journées de travail, soutenant l’emploi rural et dynamisant les territoires. Ce sont également 50 stations de conditionnement et 4 usines de transformation qui assurent la valorisation d’une production annuelle estimée à 1,5 million de tonnes, dont près de 40 % sont destinées à l’exportation.
À elle seule, la filière pèse plusieurs milliards de dirhams pour l’économie nationale, aussi bien sur les marchés domestiques qu’internationaux. Pourtant, depuis six ans, elle traverse une tempête silencieuse. La sécheresse persistante assèche les barrages, les nappes phréatiques s’épuisent, et l’eau, devenue rare, fragilise les exploitations. En l’espace d’une décennie, un tiers des vergers a été arraché.
La concurrence, quant à elle, s’intensifie. Des pays comme l’Espagne, l’Égypte ou la Turquie, fortement soutenus par leurs États, gagnent du terrain sur les marchés internationaux.
Face à cette pression, la filière marocaine conserve toutefois des atouts majeurs : un verger rajeuni et équilibré, un climat propice, un savoir-faire reconnu, et des hommes et des femmes expérimentés, portés par un soutien actif des pouvoirs publics.
Pour relancer durablement ce secteur stratégique, des actions concrètes s’imposent : structurer le marché local, mieux valoriser la production, renforcer les mécanismes d’appui à l’export, améliorer les rendements, notamment en orange, et surtout, garantir un accès pérenne à la ressource en eau, condition sine qua non de sa survie.
Avec ses ressources naturelles, son héritage agricole et la force de l’innovation, l’agriculture marocaine dispose des leviers nécessaires pour se réinventer et reconquérir sa place sur l’échiquier mondial.
Mobilisation nationale
Face aux multiples défis qui fragilisent la filière agrumicole, la nécessité d’une action collective et structurée s’est imposée dès les premiers échanges du premier Congrès national des agrumes, tenu à Marrakech du 13 au 15 mai 2025. En ouverture, M. Kacem Bennani Smires, président de Maroc Citrus, a insisté sur l’urgence de fédérer les acteurs face aux nouveaux défis structurels et climatiques. « Cela faisait plusieurs années qu’un tel rassemblement, dédié exclusivement aux enjeux des agrumes, n’avait été organisé », a-t-il déclaré, rappelant que cette culture constitue un pilier historique de l’agriculture marocaine.
Fort de ses quarante années d’engagement, il a salué une mobilisation bien au-delà des attentes initiales. Le programme scientifique du congrès a couvert l’ensemble de la chaîne de valeur : production, valorisation, exportation, recherche et innovation. Dans un contexte de sécheresse persistante et de recul des surfaces exploitées, M. Kacem Bennani Smires a souligné les efforts entrepris à l’échelle nationale, notamment les barrages, les projets de dessalement, le traitement des eaux usées et les autoroutes de l’eau.
M. Redouane Arrach, secrétaire général du ministère de l’Agriculture, a rappelé que la filière génère près de 32 millions de journées de travail par an. Il a salué le rôle structurant de Maroc Citrus et les acquis du Plan Maroc Vert. Mais selon lui, plusieurs déséquilibres perdurent : concentration excessive sur les variétés précoces, renouvellement insuffisant des vergers, faiblesse de la structuration du marché intérieur et logistique limitée. Le Conseil de la Concurrence a, de son côté, pointé des dysfonctionnements majeurs dans un avis publié en mars 2024 : morcellement des terres, faible organisation des producteurs, allongement des circuits de commercialisation, poids excessif des intermédiaires et pratiques spéculatives sur les marchés de gros. Autant de facteurs qui nuisent à la compétitivité du secteur et renchérissent les prix pour le consommateur final.
Sur le front de l’export, la concurrence étrangère ne faiblit pas. La percée de l’Égypte et de la Turquie sur le marché russe a contraint les opérateurs marocains à repenser leurs stratégies. Cette adaptation a débouché sur une montée en gamme, un renforcement de la traçabilité et l’adoption de certifications internationales telles que GlobalG.A.P., SMETA, GRASP ou LEAF. L’orange, produit emblématique, reste pourtant confrontée à d’importantes barrières. La saison d’export, réduite à cinq mois, affaiblit la rentabilité des stations de conditionnement. Les usines de transformation, elles, dépendent des écarts de tri, tandis que la prolongation de la saison sur le marché local fragilise la récolte suivante. Si l’État a récemment annoncé un soutien au secteur, les professionnels jugent cette mesure encore insuffisante face aux écarts de compétitivité, notamment avec l’Égypte. La crise du Greening qui frappe actuellement le Brésil, principal producteur mondial, pourrait cependant libérer de nouvelles opportunités à l’export.
Le malaise est aussi social. M. Rachid Benali, président de la COMADER, a dénoncé une pression croissante sur les agriculteurs, pris entre la flambée des coûts, un SMIG revalorisé, la pression des prix et le manque de visibilité sur l’eau. « Le plus grand problème aujourd’hui, c’est l’eau. Nous n’avons aucune visibilité, aucune réponse à nos sollicitations », a-t-il regretté, en pointant l’absence de réaction du ministère de l’Eau. Dans la région du Gharb, seuls 40 des 400 millions de m³ d’eau attendus ont été livrés. À cela s’ajoute une pénurie croissante de main-d’œuvre qualifiée, accentuée par l’impact du programme d’Aide Sociale Directe (ASD), qui décourage l’emploi déclaré.
Face à cette situation, le financement apparaît comme un levier incontournable. Mohamed Fikrat, président du directoire du Crédit Agricole du Maroc, a souligné que plus de 3,5 milliards de dirhams ont été mobilisés pour soutenir la filière, via des crédits à moyen terme, des facilités pour les intrants, des produits de trésorerie ou encore l’offre Istidama, dédiée aux projets durables. Il a salué une rencontre qui a permis de « rassembler toutes les parties prenantes du secteur des agrumes», insistant sur la nécessité de renforcer la coordination.
Le congrès a également mis l’accent sur l’innovation. Lamiaa Ghaouti, directrice de l’INRA, a rappelé que cette rencontre s’inscrivait dans un héritage scientifique de plus d’un demi-siècle. Malgré les contraintes hydriques, la pression internationale et les exigences de durabilité, la filière continue d’exporter environ 500 000 tonnes par an. Pour accompagner sa transformation, l’INRA mise sur quatre axes : innovation génétique, digitalisation, pratiques écologiques et valorisation post-récolte. Des variétés comme Chemsiya, Gharbia ou Mehdia sont actuellement en transfert vers les pépiniéristes.
Elle a appelé à pérenniser cette dynamique : « Ce congrès ne doit pas rester un événement ponctuel. Il doit inaugurer une filière agrumicole à faible empreinte hydrique mais à haute productivité. »
Technologies en verger
Les nouvelles technologies agricoles ont occupé une place centrale dans les débats du congrès. Deux interventions complémentaires ont particulièrement retenu l’attention : celle de M. Mohamed Marzak, directeur de la Business Unit Arboriculture aux Domaines Agricoles, et celle de M. Mohamed Nafide, directeur de production du Groupe Delassus.
Mohamed Marzak a dressé un panorama précis des innovations déjà opérationnelles dans plusieurs vergers marocains. Il a évoqué l’usage de capteurs d’humidité, de stations météo connectées, de plateformes d’aide à la décision, de drones pour les traitements phytosanitaires, mais aussi de modèles prédictifs et d’outils numériques permettant de digitaliser les services agricoles. Selon lui, « ces technologies ont permis d’augmenter les rendements de 30 % dans certaines exploitations et de réduire la consommation d’eau de près de 40 % grâce à un pilotage intelligent ». L’apport ne se limite pas à la performance : amélioration du calibre des fruits, réactivité accrue, capacité d’anticipation… Les résultats sont visibles à toutes les étapes de la production.
Mais c’est surtout leur intégration dans une logique globale, combinant traçabilité, durabilité et adaptation au changement climatique, qui transforme l’agrumiculture de précision en véritable levier stratégique pour l’avenir de la filière. L’innovation ne s’impose plus comme une option, mais comme une nécessité.
Prenant la suite, M. Mohamed Nafide a livré une analyse structurée des freins rencontrés par les agriculteurs dans l’adoption de ces technologies. Il a pointé plusieurs obstacles du côté des producteurs, notamment une surcharge de travail, un manque de formation adaptée, et une certaine résistance au changement, souvent liée au niveau d’instruction. S’ajoutent à cela les coûts d’investissement jugés élevés, ainsi qu’une incertitude sur la rentabilité des solutions à moyen terme.
Du côté des fournisseurs et des startups, les difficultés ne manquent pas non plus. Certaines solutions techniques restent éloignées des réalités du terrain. D’autres ne prennent pas suffisamment en compte le rythme propre aux campagnes agricoles. Quant à l’accompagnement post-installation, il demeure souvent limité. Il a néanmoins salué l’engagement des jeunes entreprises marocaines, en soulignant leur « courage managérial » et leur rôle dans la modernisation de la filière.
Sur le plan structurel, l’enjeu réside dans la dispersion des outils, leur incompatibilité, et l’absence de standards communs. Le manque de centralisation des données compromet la capitalisation collective et nuit à l’efficacité globale du système.
Pour relever ces défis, M. Nafide a proposé d’encourager un co-développement entre le terrain et les technologies via des fermes pilotes, de renforcer les passerelles entre ingénieurs AgriTech et producteurs à travers des formations croisées, et de structurer l’écosystème en confiant à Maroc Citrus un rôle de coordination, de standardisation et de financement.
Les deux intervenants ont convergé sur une conviction essentielle : la technologie est un outil au service de l’agriculteur, et non une fin en soi. Comme le résume une citation de la FAO rappelée en conclusion, « ce n’est pas la technologie qui change l’agriculture, ce sont les femmes et les hommes qui l’utilisent ».
Le greening : un risque phytosanitaire encore sous-estimé
La menace du greening, une maladie bactérienne redoutable pour les agrumes, continue de mobiliser les acteurs du secteur au Maroc. Si le cadre réglementaire est jugé robuste, les spécialistes appellent à renforcer l’application des lois existantes et à adopter une approche coordonnée.
« Il faut impérativement utiliser des plants certifiés, issus de pépinières agréées par l’ONSSA. C’est vraiment essentiel », a rappelé M. Dris Barik Chef de la Division de la Protection des Végétaux à l’Office National de Sécurité Sanitaire des Produits Alimentaires (ONSSA). Il a insisté sur le fait que le Maroc dispose d’un arsenal réglementaire strict, en vigueur depuis 1951, pour encadrer l’importation et la multiplication du matériel végétal agrumicole.
Tous les végétaux introduits doivent obligatoirement passer par une quarantaine de deux ans et demi, sous contrôle de l’ONSSA. « Le greening figure parmi les 20 organismes de quarantaine les plus prioritaires au Maroc, avec un dispositif de surveillance renforcé, des analyses en laboratoire, et un programme de réduction des risques », a-t-il précisé.
Toutefois, certains intervenants ont dénoncé les failles dans la mise en œuvre des contrôles. « Nous avons de très belles lois, très puissantes. Mais leur application reste insuffisante. Aujourd’hui, rien ne vous empêche d’entrer dans le pays avec des greffons dans votre valise. À la douane, on contrôle les armes, pas les plantes », a réagi Mamadou Sétamou, professeur à la Texas A&M University, comparant la rigueur des États-Unis où une telle infraction peut mener en prison.
Pour faire face à ce risque phytosanitaire, la création d’un comité national a été proposée, réunissant l’ONSSA, Maroc Citrus, Morocco Foodex et l’INRA, ainsi que les institutions de recherche et d’enseignement, afin de coordonner les efforts et adapter les solutions au contexte marocain.
En parallèle, la question de l’irrigation a été abordée par des experts académiques, soulignant les défis de l’irrigation enterrée, notamment la montée capillaire et l’accumulation de sels qui entraînent le bouchage des goutteurs. Ils ont également interrogé les dispositifs de pilotage basés sur l’humidité, en appelant à une approche fondée sur la demande climatique réelle des plantes pour une gestion optimisée de l’eau.
Une feuille de route pour structurer l’avenir
En clôture du congrès, Kacem Bennani Smires, président de Maroc Citrus, a tenu à exprimer sa reconnaissance à l’ensemble des intervenants, organisateurs et participants ayant contribué à la réussite de cette première édition. Ce moment fondateur a été l’occasion de poser les bases d’une véritable feuille de route pour l’avenir de la filière.
Parmi les priorités identifiées, figure en premier lieu la gestion durable de la ressource hydrique. Il a été souligné la nécessité d’accélérer le déploiement du plan national d’irrigation agricole, tout en développant des stations de dessalement destinées en priorité à couvrir les besoins en eau potable. Cette approche permettrait de préserver l’eau des barrages pour l’irrigation, enjeu vital pour la pérennité des vergers agrumicoles.
Sur le plan institutionnel, les participants ont proposé de formaliser une périodicité biennale pour les rencontres sectorielles : un format court, d’une journée, tous les dix-huit mois pour favoriser les échanges techniques sur des thématiques précises, et un format long, tous les trois ans, sur trois jours, pour présenter les avancées scientifiques, les innovations et renforcer les partenariats professionnels.
Autre axe structurant : la création d’un réseau national de recherche agrumicole. Celui-ci viserait à mieux coordonner les efforts en matière de R&D autour de la filière. Il impliquerait les établissements académiques tels que l’INRA, l’IAV Hassan II et l’ENA, ainsi que des institutions publiques comme le ministère de l’Agriculture, l’ONSSA et Morocco Foodex, en partenariat avec les acteurs privés, producteurs et exportateurs représentés par Maroc Citrus.
La santé végétale a également été identifiée comme un enjeu stratégique. Il a été proposé la mise en place d’un comité de veille sanitaire chargé du suivi épidémiologique, du contrôle des vecteurs et du développement de recherches préventives. Ce comité favoriserait la coordination entre l’ONSSA, les chercheurs et les professionnels pour anticiper les risques phytosanitaires.
Enfin, un chantier crucial a été ouvert concernant l’intégration des technologies numériques. La création d’un comité technique a été suggérée afin de recenser les outils existants, qu’il s’agisse de capteurs, plateformes digitales ou solutions d’intelligence artificielle, et d’établir des standards d’interopérabilité. L’objectif est également d’accompagner leur adoption sur le terrain par le biais de démonstrateurs, de formations ciblées et d’une validation technique impartiale. Dans ce processus, Maroc Citrus pourrait jouer un rôle de facilitateur et de tiers de confiance auprès de l’ensemble des parties prenantes.
Ces orientations marquent une volonté forte de transformer les défis de la filière en opportunités structurantes, et de bâtir une gouvernance plus concertée, ancrée dans la recherche, l’innovation et l’action collective.The post La filière agrumicole marocaine : A l’épreuve des défis structurels et climatiques first appeared on FOOD Magazine.