Il est urgent d’agir. Urgent de rétablir l’approvisionnement. Urgent d’écouter les voix du terrain. Urgent de respecter les protocoles médicaux, qui interdisent toute modification brutale de traitement. Urgent, surtout, de considérer ces patients comme ce qu’ils sont : des êtres humains, porteurs de douleurs, mais aussi de dignité.
Il y a des drames silencieux que nul ne veut entendre. Des vies qui basculent sans fracas, dans l’indifférence d’une ville trop bruyante pour écouter. Tanger, en ce mois de mars 2025, vit une crise aussi invisible que ravageuse: la méthadone, ce traitement qui tient à distance l’enfer de la dépendance, s’est évaporée des centres de soin. Et avec elle, s’évanouit l’espoir de centaines de patients.
Le mot circule à voix basse, dans les couloirs fatigués des dispensaires, sur les bancs des salles d’attente, dans les regards implorants : rupture. Pas de stock. Plus rien. Il faut réduire les doses. Ou arrêter. Le message est sec, impersonnel. Mais derrière, ce sont des corps qui tremblent. Des esprits qui chavirent. Des âmes qui sombrent.
Je suis psychiatre. Depuis des années, j’accompagne ceux que l’on appelle, un peu vite, les «toxicomanes». Je connais leurs silences, leurs hontes, leurs tentatives de rédemption. Je sais combien chaque dose de méthadone est une marche gravie vers la dignité. Et je sais aussi que lui en priver, soudainement, brutalement, c’est les jeter dans un gouffre que peu d’entre eux pourront remonter.
La méthadone n’est pas une pilule miracle. C’est une passerelle. Elle ne soigne pas l’addiction à coups de magie, mais elle permet à ces patients de reprendre prise sur leur quotidien, de résister aux tentations de l’ombre, de retrouver le goût des liens humains. Elle est une alliée du soin, une arme de paix dans des vies marquées par la guerre.
À Tanger, cette paix fragile a explosé. Les patients ne comprennent pas. Ils viennent chaque jour, tendent leur carnet, croisent les doigts. Ils repartent avec des demi-doses, ou rien du tout. Certains pleurent. D’autres s’énervent. Quelques-uns, déjà, sont revenus en crise, la sueur acide, la parole égarée. Le sevrage n’est pas un simple inconfort : c’est une tempête. Une souffrance qui fait vaciller le corps et l’esprit, jusqu’à l’idée de ne plus exister.
Et pourtant, aucune alerte publique. Aucune conférence de presse. Aucun mot des autorités. Juste le vide. L’invisibilité. Comme si ces hommes et ces femmes n’existaient pas. Comme si leurs vies pouvaient être mises entre parenthèses, le temps d’un réapprovisionnement oublié.
Mais nous, médecins, savons que le manque ne suspend pas la douleur. Il l’exacerbe. Il la transforme en rage. En rechute. En isolement. Et parfois, en mort.
Que s’est-il passé pour que le système oublie ceux qui lui faisaient confiance ? Comment expliquer que dans un pays qui a fait de la réduction des risques un modèle émergent, on puisse priver des patients d’un traitement aussi fondamental, sans explication, sans mesure d’urgence, sans respect de l’éthique médicale ?
Ce n’est pas une crise logistique. C’est une faillite morale. Une trahison thérapeutique.
Je pense à tous ceux que nous avons vus progresser. Ceux qui avaient retrouvé un travail, renoué avec leur famille, repris des études. Je pense à ceux qui, chaque matin, franchissaient la porte du centre avec fierté, parce qu’ils avaient tenu bon. Que vont-ils devenir ?
Il est urgent d’agir. Urgent de rétablir l’approvisionnement. Urgent d’écouter les voix du terrain. Urgent de respecter les protocoles médicaux, qui interdisent toute modification brutale de traitement. Urgent, surtout, de considérer ces patients comme ce qu’ils sont : des êtres humains, porteurs de douleurs, mais aussi de dignité. Tant que nous continuerons à fermer les yeux sur les plus vulnérables, nous perdrons bien plus qu’un médicament. Nous perdrons ce qui fait la force d’une nation : sa capacité à ne laisser personne au bord du chemin.
«Ce n’est pas la dépendance qui tue. C’est l’abandon.» -Dr. Imane Kendili.