Un adolescent qui expérimente ce type de défi ne «s’amuse pas». Il cherche, souvent inconsciemment, à exprimer un mal-être, un vide, une anxiété. Le dialogue est essentiel : poser des questions, sans juger. Proposer un espace d’écoute, sans menace.
Elle s’appelait Rena O’Rourke. À 19 ans, cette jeune Américaine a voulu «tester» un challenge viral : inhaler un aérosol ménager pour ressentir une montée d’adrénaline. Quelques secondes après l’avoir fait, son cœur s’est arrêté. Cinq jours de coma plus tard, les médecins ont confirmé sa mort cérébrale. L’histoire aurait pu rester un fait divers tragique. Elle révèle pourtant une tendance beaucoup plus alarmante : le besoin croissant des adolescents de se mettre en danger pour exister dans l’œil des réseaux.
Le défi en question s’appelle le dusting — du mot «poussière», en anglais. Il consiste à inhaler des produits ménagers comme des désodorisants, des nettoyants pour clavier ou des sprays à air comprimé, afin de provoquer un effet planant. Des dizaines de vidéos circulent sur TikTok, Snapchat, voire Instagram, montrant des jeunes ricanant dans un brouillard toxique, parfois en uniforme scolaire. Derrière les rires nerveux, un malaise immense.
Pourquoi une adolescente en bonne santé, bien entourée, décide-t-elle un soir de sniffer un aérosol pour poster une vidéo? Parce qu’elle veut «voir ce que ça fait» ? Parce qu’elle s’ennuie ? Parce qu’elle pense être invincible ? Parce qu’un inconnu sur un réseau social a osé et récolté des centaines de milliers de vues?
En tant que psychiatre, je ne vois pas une simple tendance virale. Je vois une forme moderne de mise en danger, presque ritualisée, qui permet à certains adolescents d’exister symboliquement — dans un monde où les frontières entre réel et virtuel sont de plus en plus floues.
Ce n’est pas une addiction au produit. C’est une addiction à la sensation, à la transgression, et à la validation extérieure.
Le cerveau adolescent est encore en construction. Le cortex préfrontal, siège de la prise de décision et du contrôle des impulsions, n’est pas totalement formé avant 25 ans. En revanche, le circuit de récompense — celui de la dopamine — est hypersensible.
Dans le dusting, ce système est manipulé deux fois : d’abord par le produit chimique, ensuite par les likes, les partages, la reconnaissance sociale. C’est une double décharge de dopamine. Un cocktail redoutable pour des cerveaux en quête de sensations fortes, mais privés d’outils symboliques pour exprimer leur mal-être ou leur frustration.
Le plus préoccupant, c’est la manière dont ces défis se propagent. Ils ne sont pas perçus comme dangereux, mais comme amusants, « stylés », parfois même comme un passage initiatique. La douleur, le risque, la perte de contrôle deviennent des arguments esthétiques.
Face à ce phénomène, les interdictions ne suffisent pas. L’ajout d’avertissements sur les aérosols est nécessaire, mais il ne répond pas à la dimension psychique et sociale de ces pratiques.
Alors que faire ?
D’abord, ne pas minimiser. Un adolescent qui expérimente ce type de défi ne «s’amuse pas». Il cherche, souvent inconsciemment, à exprimer un mal-être, un vide, une anxiété. Le dialogue est essentiel : poser des questions, sans juger. Proposer un espace d’écoute, sans menace. Ce n’est pas simple, mais c’est vital.
Ensuite, reprendre la main sur les usages numériques. Cela suppose un encadrement plus clair des contenus viraux, une responsabilisation des influenceurs, mais aussi une éducation numérique dès le plus jeune âge. Apprendre aux jeunes à décoder les mécanismes de manipulation des algorithmes, à distinguer «popularité» et «valeur personnelle».
Enfin, il faut oser parler de santé mentale, à l’école, à la maison, dans les médias. Créer des espaces où les adolescents peuvent exprimer leur mal-être autrement que par la mise en scène de leur propre chute. C’est en recréant du lien, du sens, et du soin, qu’on peut espérer inverser la tendance.
Les plateformes sociales, quant à elles, peinent à réagir. Les vidéos sont rarement modérées à temps. Et les jeunes, souvent mineurs, échappent aux radars parentaux. En quelques clics, ils peuvent se procurer des sprays sur Internet, les faire livrer discrètement et s’enfermer dans leur chambre pour se filmer en apnée chimique.
Rena est morte pour un défi. Mais ce n’est pas d’un défi qu’il s’agit. C’est d’une génération entière confrontée à une souffrance nouvelle, invisible et banalisée.
À nous, adultes, de ne pas détourner le regard.
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