Les enfants, plongés dans un univers numérique permanent, perdent le lien avec leur corps, leurs sensations, leurs rythmes internes. Ils s’ennuient dans le monde réel car celui-ci n’offre pas la gratification immédiate des applications.
Par Dr Imane KendiliPsychiatre-addictologue
Troubles : «Avec la diffusion du smartphone, tout ce qui est nécessaire au développement des enfants s’évanouit», affirme Jonathan Haidt, spécialiste de psychologie sociale à l’université de New York. Une phrase choc, mais qui résume avec justesse une réalité que nous, psychiatres marocains, observons chaque jour dans nos cabinets, nos hôpitaux et nos centres de soins: une génération en construction, exposée à des outils pensés pour capter leur attention, bien plus que pour nourrir leur développement.
L’enfance et l’adolescence, étapes critiques du développement cognitif et affectif, sont en train de se reconfigurer sous l’emprise grandissante des écrans. Le temps dédié aux jeux en plein air, à l’interaction sociale réelle, à l’exploration sensorielle et à l’ennui créatif est aujourd’hui remplacé par des heures passées devant un téléphone, une tablette ou un ordinateur. Or, ces moments de déconnexion -si essentiels au développement du cerveau- s’éclipsent progressivement et avec eux notre capacité à cultiver des générations émotionnellement stables, attentives et résilientes.
Au Maroc, nous assistons à une augmentation constante des troubles anxieux, des troubles de la concentration et des symptômes dépressifs chez les jeunes. Les dernières recherches en neurosciences et en psychologie du développement sont formelles : une surexposition aux écrans peut perturber la maturation du cortex préfrontal, zone clé de la planification, de l’attention et de la régulation des émotions. Elle affecte aussi la mémoire de travail, essentielle à l’apprentissage scolaire. Pire encore, elle interfère avec le sommeil, facteur déterminant pour la consolidation des apprentissages et la santé mentale.
Dans mes consultations, je reçois de plus en plus de jeunes patients dont les symptômes sont liés à un usage intensif du smartphone : troubles du sommeil, repli sur soi, difficultés à maintenir une attention soutenue, agitation, voire troubles du comportement. Les enfants, plongés dans un univers numérique permanent, perdent le lien avec leur corps, leurs sensations, leurs rythmes internes. Ils s’ennuient dans le monde réel car celui-ci n’offre pas la gratification immédiate des applications.
Les adolescents, eux, vivent une réalité encore plus fragmentée : en constante comparaison sur les réseaux sociaux, soumis à un flux d’informations ininterrompu, ils voient leur identité se construire dans un espace où l’apparence prime sur la réflexion, où l’image remplace le verbe. Les cas de cyberharcèlement, d’anxiété sociale et de détresse psychologique sont en hausse. Et pourtant, le sujet reste largement tabou.
Dans les classes marocaines, la concentration s’effondre. Dans les cabinets médicaux, les diagnostics de burn-out adolescent se multiplient. Et dans les foyers, les moments d’échange en famille se réduisent à des silences connectés. Nous devons agir avant que cette normalité déracinée ne s’installe durablement.
Il ne s’agit pas de diaboliser la technologie, mais de repenser notre rapport à elle. D’encadrer son usage, de restaurer les espaces de respiration cognitive. Les experts recommandent un accès très limité aux écrans avant 6 ans, une utilisation guidée et critique jusqu’à l’adolescence et, surtout, un modèle parental cohérent, où l’adulte montre l’exemple. Il est fondamental que les parents, les enseignants, les médias et les pouvoirs publics s’unissent pour promouvoir une culture du numérique responsable.
L’écran n’est pas un monstre. Mais entre les mains d’un enfant sans accompagnement, il peut le devenir. Il est urgent de rendre à nos enfants le droit fondamental à l’attention, à la lenteur, à l’exploration du monde réel. C’est là, et uniquement là, que leur santé mentale pourra éclore et s’enraciner durablement.
«Déconnecter un enfant, ce n’est pas lui retirer quelque chose. C’est lui rendre ce que le monde a de plus précieux : sa présence».