Après l’invasion de l’Ukraine, Moscou semblait atteinte par les sanctions économiques imposées par l’Occident, mais aujourd’hui, le pays est en plein essor.
Les États-Unis et leurs alliés se sont appuyés sur les sanctions comme l’un des principaux outils pour limiter les opérations militaires de la Russie en Ukraine.
Ces sanctions, qui vont des limites individuelles imposées aux dirigeants et aux entreprises russes à des restrictions globales imposées à des secteurs clés tels que le pétrole et le gaz naturel russes, visent à imposer des coûts économiques inacceptables qui entraveraient directement l’effort de guerre de la Russie et l’inciteraient indirectement à mettre un terme à sa campagne.
Toutefois, les experts débattent de la question de savoir si et dans quelle mesure ces sanctions ont fonctionné. Certains affirment que les sanctions globales, et en particulier les restrictions généralisées imposées aux revenus du pétrole et du gaz, mettent l’économie de la Russie – et donc sa campagne militaire – à genoux. D’autres admettent que les sanctions ne parviennent peut-être pas à mettre fin à la guerre, mais soutiennent qu’elles offrent au moins un moyen peu coûteux et peu risqué de ralentir les avancées russes et de prendre publiquement position contre l’invasion. Pourtant, près de trois ans plus tard, la guerre fait toujours rage, l’économie russe a rebondi et le soutien de la population russe à Poutine et au Kremlin n’a jamais été aussi élevé.
Le problème de ce débat purement économique est qu’il néglige le risque de conséquences contre-productives plus graves. Les sanctions n’ont pas seulement échoué à mettre fin à la guerre en Ukraine ou à affaiblir la capacité guerrière du Kremlin, elles ont connu un effet inverse, renforçant involontairement la position intransigeante de Moscou, sapant l’utilité des stratégies alternatives et renforçant le Kremlin contre toute coercition internationale future. Par conséquent, la position de repli selon laquelle les sanctions sont au moins mieux que rien ignore leurs conséquences perverses à long terme pour la paix régionale et la stabilité internationale.
Les sanctions imposées à la Russie après son invasion de l’Ukraine vont des restrictions économiques aux contrôles de l’information. Elles se sont étendues à l’interdiction des exportations industrielles et technologiques, au gel des banques, à des restrictions imposées aux médias publics et à des sanctions ciblées contre des « personnes et entités de premier plan », parmi lesquelles le président Poutine. Le joyau de la couronne est l’interdiction internationale du pétrole et du gaz russes, qui représentent 60 % des exportations de la Russie et près de 40 % de son budget fédéral.
Les arguments en faveur des sanctions
Dès le départ, la Russie de 2022 a semblé prête à céder aux sanctions occidentales. La taille de l’économie et la diversité du marché sont généralement de bons indicateurs de la sensibilité aux sanctions. Ainsi, le PIB de la Russie représente moins d’un quart de celui des États-Unis, son PIB par habitant n’occupe que le 70e rang mondial et, ce qui est peut-être le plus important, il s’agit d’un État rentier qui dépend fortement des recettes d’exportation du pétrole et du gaz pour un grand nombre de ses fonctions étatiques. Les pays sanctionnant la Russie, en revanche, possèdent tous des économies formidables et des marchés diversifiés et stables, nécessaires pour exercer une influence significative.
À première vue, ces sanctions semblaient donc être un bon pari. Et selon des critères naïfs, elles ont même connu un certain succès. Les partisans des sanctions affirment que celles-ci fonctionnent parce que les entreprises étrangères ont fermé, que la production nationale s’est presque arrêtée et que les talents nationaux ont fui, de sorte que l’économie russe est désormais une bombe à retardement prête à s’effondrer. Mais les sanctions sont un jeu de longue haleine et il faut du temps pour faire monter la pression, de sorte que les partisans des sanctions préconisent d’attendre jusqu’à ce que Moscou crie « Stop ».
La résistance économique de la Russie
Mais attendre patiemment que la Russie épuise ses réserves et que l’opinion publique fasse preuve de patience n’a pas donné les résultats escomptés par les partisans des sanctions. Les cibles de sanctions permanentes, telles que Moscou, ne sont pas des bénéficiaires passifs. Moscou a protégé ses principaux soutiens, construit de nouveaux réseaux commerciaux et, en définitive, ses exportations de pétrole lui rapporteront plus en 2023 qu’en 2021. Certains critiques affirment que les sanctions ont échoué parce que les États-Unis et leurs alliés n’ont ni la capacité ni la volonté d’imposer des sanctions suffisamment rigoureuses. D’autres blâment les politiques fiscales internes intelligentes de Moscou. D’autres encore accusent les pays des BRICS de saper systématiquement les efforts des alliés en matière de sanctions.
Mais que ce soit en raison d’un sabotage extérieur ou de l’immunité intérieure croissante de Moscou aux sanctions, la Russie est aujourd’hui économiquement moins sensible à la pression de sanctions qu’elle ne l’était en 2022. Ses flux commerciaux avec la Chine ont doublé entre 2021 et 2023 et ses exportations vers l’Inde ont été multipliées par dix. Plutôt que de freiner l’effort de guerre, les sanctions ont catalysé un partenariat économique et politique avec la Chine, l’Inde, l’Iran et la Corée du Nord, ce qui laisse présager une restructuration géopolitique inquiétante. La conséquence est que ce réseau croissant de partenaires sera plus résistant aux sanctions économiques et politiquement anti-occidental.
L’approbation publique
Les partisans du maintien des sanctions soutiennent toutefois que, même si Moscou parvient à protéger ses élites des coûts économiques, l’opinion publique russe devra payer la note et finira par se retourner contre ses dirigeants. Mais cette voie vers un changement de politique semble de plus en plus improbable. Alors que les sanctions étaient censées saper le soutien de l’opinion publique au comportement sanctionné de son gouvernement, le public russe a plutôt réagi aux sanctions en se ralliant au gouvernement, renforçant ainsi la position politique intérieure de Poutine et de ses partisans. Avant même que les indicateurs de santé économique ne commencent à faire boomerang, les taux d’approbation publique de Poutine et plus généralement de son gouvernement avaient déjà dépassé les niveaux d’avant-guerre.
Comme beaucoup d’autocraties, Moscou contrôle étroitement la diffusion de l’information au niveau national et a l’habitude de coopter les informations qui sortent pour en tirer un avantage politique. Les dirigeants ont utilisé les sanctions pour rallier le soutien de l’opinion publique, en les détournant pour fomenter le patriotisme et résister à la pression étrangère en contrôlant le récit national autour des sanctions et de la guerre. Cet effet de ralliement n’est pas nouveau. Poutine et la Douma ont bénéficié d’un léger regain de popularité après l’invasion de la Géorgie en 2008 et d’une augmentation plus importante après la Crimée en 2014. Ce qui est remarquable, cependant, c’est la durée pendant laquelle toutes les branches du gouvernement ont réussi à profiter de l’embellie post-Ukraine. L’approbation à Poutine a oscillé autour de 65 % pendant deux ans, mais a grimpé à plus de 80 % après l’invasion et n’a cessé d’augmenter depuis.
Les tentatives de lutte contre la désinformation et la propagande se sont également soldées par un échec. Des sociétés privées comme Twitter/X et Meta ont tenté de sévir en 2022, en bloquant les comptes officiels et en supprimant de faux messages ou trompeurs publiés sur les médias sociaux. Moscou a réagi en adoptant une série de lois sur la censure et en interdisant totalement Facebook et Twitter/X en Russie. Les médias internationaux et indépendants ont été écartés, les comptes de médias sociaux surveillés et les journalistes réduits au silence, ce qui a eu pour effet de couper l’accès du public russe à toute information indépendante sur le conflit.
Sans vérification indépendante des faits pour brouiller l’environnement de l’information nationale, les appels à résister aux sanctions et à se rallier aux dirigeants de Moscou peuvent tomber sur un terrain plus fertile. Ils ne voient que des affirmations sur la « responsabilité de protéger » des citoyens russes en Ukraine, des expositions sur l’OTAN et la « chronique de la cruauté » des États-Unis, et des affirmations selon lesquelles « quelle que soit la situation en Ukraine, [l’Occident n’a] qu’un seul objectif : freiner le développement de la Russie ». Ainsi, les sanctions et les restrictions officieuses ont involontairement renforcé la position politique intérne de Poutine et de ses partisans.
Des conséquences contre-productives
Le débat sur les sanctions devrait aller au-delà des simples mesures économiques et prendre en compte les risques sur le long terme. Les sanctions ne sont pas seulement un moyen bon marché et non violent de signaler – même si c’est futile – la désapprobation de l’opinion publique. Les coûts économiques ne sont pas leur seul inconvénient. Les sanctions ont eu pour effet de renforcer la motivation et la capacité de Moscou à poursuivre ses incursions militaires, à bénéficier de l’approbation inconditionnelle d’une opinion publique isolée et à résister économiquement aux restrictions futures. Par conséquent, même si les sanctions peuvent satisfaire le désir de Washington de résister à l’invasion, elles créent en réalité des incitations perverses qui compromettent l’engagement futur avec Moscou sur l’Ukraine et la sécurité internationale de manière plus générale.
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Ariel Petrovics est professeur adjoint de recherche à l’école de politique publique de l’université du Maryland, chercheur associé à Managing the Atom au Belfer Center for Science and International Affairs de la Harvard Kennedy School, et chercheur non résident au Quincy Institute. Elle a obtenu son doctorat en sciences politiques à l’université de Californie à Davis.
Les opinions exprimées par les auteurs de Responsible Statecraft ne reflètent pas nécessairement celles du Quincy Institute ou de ses associés.
Source : Responsible Statecraft, Ariel Petrovics, 30-10-2024
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Source: https://www.les-crises.fr/