Karl Marx disait que «toute la société humaine n’est plus qu’une machine pour créer de la richesse et de la pauvreté». Une fois inscrit sur un listing de pauvres, il est impossible d’en sortir.
Raymond Aron nous dit ceci de très juste : «Quand les hommes ne choisissent pas, les événements choisissent pour eux». Mais est-il possible de choisir dans un monde dont les mécanismes sont implacables et fondés sur une doctrine qui a montré jusque-là son efficacité à réduire les hommes en esclaves et en simples outils de production ? Karl Marx disait que «toute la société humaine n’est plus qu’une machine pour créer de la richesse et de la pauvreté». Une fois inscrit sur un listing de pauvres, il est impossible d’en sortir. C’est une condamnation à vie, jusqu’à la retraite, la mise au repos définitif loin de la fabrique, de la manufacture, de l’usine. Face à cette vérité effarante, la boutade de Henri Jeansen prend tout son sens : «Le travail est un trésor. Le travail des autres, cela va de soi». Une saillie qui a trouvé écho chez un auteur qui a bien connu le monde du calvaire, Joseph Conrad : Je n’aime pas le travail, nul ne l’aime ; mais j’aime ce qui est dans le travail l’occasion de se découvrir soi-même».
Vous l’avez compris, il s’agit ici de tous les travaux qui asservissent les hommes, qui en font des outils, des numéros de série pour faire du chiffre, de simples machines humaines conditionnées par la promesse de la récompense en fin de journée, en fin de mois. Le reste, le travail de l’esprit, l’imagination, la créativité, l’ingéniosité, l’inventivité, la réflexion, la conception, l’art de vouloir donner corps à des idées qui au lieu de réduire les hommes à l’esclavage les élève par le goût de la beauté et de l’infinie capacité de l’esprit humain, tout ceci n’est pas un calvaire ni une condamnation, mais un élan. Car, le travail comme le génie est un don de la nature. C’est dans ce sens que le père des Misérables nous dit : «La cloche dit : Prière ! Et l’enclume : Travail». Ce à quoi répond Léon Bloy : «Le travail est la prière des esclaves ; la prière est le travail des hommes libres».
En somme, le travailleur est toujours quelqu’un qui prie. Il prie pour son salaire, pour ne pas tomber malade et perdre ses heures de travail, pour son crédit dont il doit s’acquitter avant son éjection du système ouvrier. Ce crédit, qui est encore plus asservissant que le travail lui-même : «On revient avec le crédit à une situation proprement féodale, celle d’une fraction de travail due d’avance au seigneur, au travail asservi», écrit Jean Baudrillard. C’est pour cette raison qu’une société fondée sur le travail ne rêve que de repos. L’idée des vacances qui font supporter les longues heures de trime pensant au dimanche, aux jours de congés, aux jours fériés et cette parenthèse estivale ou hivernale pour prendre un repos mérité avant de revenir à la manufacture. Parce qu’à plus d’un égard, face à cette structure du travail, on vérifie que quoi que l’on dise et que l’on pense, «le propre du travail, c’est d’être forcé», comme l’avait écrit Alain. Cette condition est liberticide. Elle oblige les hommes à négocier leurs forces. Elle met sur chaque effort une valeur marchande.
Elle réduit les hommes au rang des bêtes de somme. Triste réalité de milliards d’individus dans ce monde aujourd’hui. Tous dirigés, malgré eux, vers l’abattoir des jours. La mort y est toujours présente. Souvent elle fait durer le supplice. Parfois, elle l’anticipe. Mais la finalité est la même: avoir peur. Constamment peur de tout perdre, de ne plus être capable de faire durer ce même calvaire qui devient la raison même de la vie de tant d’humains. Peur de ne plus s’acquitter de ses factures.
Peur de sortir d’une prison nommée usine pour une prison nommée cellule. «Quand un homme s’angoisse pour son loyer, les traites de sa voiture, le réveille-matin, l’éducation du gosse, un dîner à dix dollars avec sa petite amie, l’opinion du voisin, le prestige du drapeau ou les malheurs de Brenda Starr, une pilule de LSD a toutes les chances de le rendre fou parce qu’il est déjà fou en un sens, écrabouillé par les interdits sociaux et rendu inapte à toute réflexion personnelle», ajoute le même Bukowski. Pourtant, il faut bien, à un moment ou un autre, se rendre compte que ce n’est pas là vivre. Ce n’est même pas exister.