Depuis l’affaiblissement de Daech au Moyen-Orient, le centre de gravité du terrorisme a basculé vers le Sahel, se rapprochant dangereusement de nos frontières. Les cellules démantelées ces derniers mois, ayant prêté allégeance à Daech au Sahel, prouvent que le Maroc est devenu une nouvelle cible pour ces organisations.
Ce 22 novembre, une opération spectaculaire maroco-espagnole a permis de démanteler une cellule terroriste composée de neuf membres, dont trois opéraient à Tétouan et Fnideq, tandis que les six autres se trouvaient à Madrid, Ibiza et Sebta. Selon les enquêtes préliminaires menées, ces individus étaient affiliés à l'organisation Daech au Sahel et planifiaient non seulement des opérations terroristes, mais également de rejoindre l'organisation mère dans cette région. Loin d’être anecdotique, cette affiliation illustre un basculement stratégique majeur : le centre de gravité du terrorisme jihadiste s’est récemment déplacé du Moyen-Orient, notamment de la Syrie et de l’Irak, vers une région bien plus proche de nous, le Sahel. En effet, plusieurs cellules démantelées ces derniers mois agissaient pour le compte du groupe terroriste sahélien, notamment en mars et en décembre 2023. Ce phénomène est loin d’être une surprise pour les autorités marocaines, qui, dès 2020, avec l’affaiblissement de l’État islamique en Irak et au Levant, ont tiré la sonnette d’alarme sur le risque croissant d’un déplacement de la menace vers la bande sahélo-saharienne. À plusieurs reprises, le Directeur du BCIJ, Habboub Cherkaoui, a exprimé l’inquiétude du Royaume face à la possibilité que cette région devienne un sanctuaire pour les réseaux terroristes, profitant de l’instabilité chronique des États de la zone. Poussée vers le Nord Maintenant que les deux principales organisations terroristes, le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM) et l’État islamique dans le Grand Sahara (EIGS), se sont fermement implantées dans cette région, nourrissent-elles l’espoir d’une poussée vers le Nord, notamment en direction du Maroc ? Pas selon Djallil Lounnas, professeur associé en relations internationales à l’Université Al Akhawayn et spécialiste du jihadisme au Sahel. “Elles peuvent projeter des opérations ponctuelles en Afrique du Nord ou en Europe, mais elles restent des organisations très territorialisées au Sahel”, analyse-t-il. “Par le passé, des tentatives d’implantation ou de jonction avec des groupes locaux en Algérie, en Tunisie ou en Libye ont été entreprises, mais elles se sont soldées par des échecs complets. Au Maroc, les rares cellules terroristes sont rapidement démantelées par les autorités, ce qui a empêché l’émergence de tout groupe terroriste structuré dans le Royaume”, poursuit Djallil Lounnas. Des recrues marocaines Cela n’empêche pas que certains Marocains tentent ou parviennent à rejoindre les rangs de ces organisations terroristes. Les récents groupuscules démantelés par le BCIJ prêtaient allégeance à l’EIGS, une entité relativement faible sur le terrain par rapport à sa grande rivale affiliée à Al-Qaïda. “L’EIGS se limite à quelques centaines de combattants dispersés sur un territoire équivalent à la taille de l’Europe. En revanche, le GSIM, lié à Al-Qaïda, conserve une influence et une puissance nettement supérieures”, nous apprend notre spécialiste. Ces recrutements en Afrique du Nord restent relativement faibles, car pour l’un et l’autre, la grande majorité des combattants provient des populations locales. L’EIGS a néanmoins compté parmi ses membres, et même parmi ses émirs (chefs militaires), des individus originaires d’Égypte, d’Algérie ou du front Polisario. Quant au GSIM, qui compte parmi ses groupes fondateurs Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), “sa composante maghrébine s’est progressivement étiolée au fil du temps”, explique Djallil Lounnas. EIGS-Polisario: les liaisons dangereuses Ce qui inquiète particulièrement les autorités marocaines, ce sont les relations de plus en plus étroites entre l’EIGS et le Polisario, qui pourraient partager un objectif commun : la déstabilisation du Maroc. Jusqu’en 2021, date de son élimination par une frappe de l’armée française, le dirigeant de l’EIGS était Adnane Abou Walid al-Sahraoui, un ancien membre de la milice séparatiste. Son successeur serait un certain Abou al-Bara al-Sahraoui, désormais à la tête de la branche sahélienne de l'État islamique. Selon plusieurs sources concordantes, ce dernier serait également un ancien membre du Polisario. “Le Polisario est devenu un important pourvoyeur de djihadistes, et il est prouvé que plus de 100 combattants polisariens ont rejoint Al-Qaïda, avant même l’arrivée d’Adnane Abou Walid Al-Sahraoui en 2010 au contingent Tarik ibn Ziad”, avait ainsi révélé en 2021 le patron du BCIJ, Habboub Cherkaoui, lors d’une interview accordée à «L’Opinion». Le cas Wagner Au-delà de l’aspect purement sécuritaire, la stabilité de cette région est devenue un enjeu stratégique pour le Maroc depuis que Rabat a entamé un rapprochement avec les pays sahéliens dans le cadre de l’initiative pour l’Atlantique. De leur côté, les récents coups d’État et l’arrivée au pouvoir de militaires dans plusieurs pays de la région se sont accompagnés de promesses d’une reprise en main sécuritaire face au terrorisme. Pour renforcer leur sécurité collective, le Mali, le Burkina Faso et le Niger se sont regroupés au sein de l’Alliance des États du Sahel (AES), avec pour objectif de combattre les mouvements jihadistes, en s’appuyant notamment sur les milices Wagner. Mais pour quel résultat ? “Il y a eu certes quelques succès tactiques enregistrés par Wagner dans le Nord du Mali, mais cela reste très insuffisant pour venir à bout de ces groupes jihadistes”, souligne Djallil Lounnas. Selon ce spécialiste du jihadisme au Sahel, les succès médiatisés par les mercenaires russes relèvent davantage de la communication que de véritables victoires sur le terrain. Pire encore, les méthodes brutales employées par Wagner pourraient produire l’effet inverse. D’après des témoignages recueillis sur le terrain par Djallil Lounnas, certaines exactions auraient poussé des jeunes, par ressentiment ou par peur, à rejoindre les rangs du GSIM. Finalement, la lutte contre le terrorisme ne peut jamais aboutir si elle se limite à une approche strictement sécuritaire. “Dans ce domaine, l’expérience marocaine fait figure de référence, car elle combine les dimensions sécuritaire, religieuse, éducative, socio-économique et bien d’autres”, résume Djallil Lounnas. Une approche holistique qui pourrait inspirer et bénéficier aux pays du Sahel, en leur offrant un modèle adapté aux défis complexes de la région.
3 questions à Djallil Lounnas : “Au Sahel, il n’y a jamais eu de stratégie globale pour combattre le terrorisme”
Comment expliquer que, malgré une décennie d’interventions internationales, le problème du terrorisme au Sahel demeure irrésolu ? Que ce soit les Européens, à travers l’opération Barkhane, ou récemment les Russes avec Wagner, il n’y a jamais vraiment eu de stratégie globale pour combattre le terrorisme. Jusqu’à présent, toutes les approches ont été purement sécuritaires, malgré les initiatives de l’Union Européenne en matière de développement, qui se sont révélées insuffisantes. Les problèmes socio-économiques, conjugués à la marginalisation, à la corruption et à la faiblesse de l’État, n’ont jamais été résolus. Au contraire, ils se sont aggravés. Sur cette situation sont venus se greffer les groupes terroristes. Ces interventions se sont contentées de s’attaquer aux symptômes, sans traiter les causes profondes. Lorsque l’armée française a éliminé les chefs jihadistes, une nouvelle génération a pris le relais, sans que la situation sur le terrain ne change réellement. Pourtant, Wagner a revendiqué des victoires sur les groupes jihadistes… Wagner a certes réalisé des victoires tactiques et contribué à la montée en puissance des Forces armées maliennes. Ils ont également tiré parti de certaines scissions au sein du Cadre stratégique permanent (coalition des mouvements de l’Azawad). Cependant, ces succès demeurent des victoires tactiques, sans réel impact sur le terrain. Il ne faut pas oublier que le Sahel est un territoire à 90% rural, et que contrôler des villes comme Kidal ou Tombouctou ne représente pas de véritables succès, puisque l’immense majorité du territoire échappe toujours au pouvoir central. Au sommet de l’intervention Barkhane, on dénombrait 6.000 soldats français et 15.000 agents de l’ONU, ce qui n’a pas fondamentalement changé la donne. Ce n’est certainement pas Wagner, avec ses 400 miliciens, qui fera pencher la balance. L’approche marocaine de lutte contre le terrorisme pourrait-elle inspirer ces pays ? La lutte contre le terrorisme repose sur une stratégie multidimensionnelle, à l’image de ce qu’a mis en œuvre le Maroc. Cela inclut le développement économique, la déradicalisation et un contrôle ferme de l’État sur les territoires. Entre 1990 et 2023, le Maroc n’a enregistré que cinq attaques terroristes majeures (en 1994, 2003, 2011 et 2018). Comparativement, certains pays subissent entre 10, 30, voire 40 attaques par jour. Cette résilience marocaine s’explique par une stratégie globale qui combine des dimensions économiques, sociales, religieuses et politiques. Parallèlement, les efforts des services de Renseignement marocains, reconnus internationalement pour leur efficacité, ont permis de démanteler des centaines de cellules terroristes et d’anticiper des attaques potentielles. Ce modèle intégré illustre l’importance d’une approche globale et proactive dans la lutte contre le terrorisme.
EIGS Vs. GSIM : Une compétition entre terroristes
L'État Islamique dans le Grand Sahara (EIGS) a été fondé en 2015 par Adnan Abou Walid al-Sahraoui, ancien membre du Front Polisario et du Mouvement pour l'Unicité et le Jihad en Afrique de l'Ouest (MUJAO). En octobre 2016, le calife de Daech, Abou Bakr al-Baghdadi, a officiellement reconnu l’allégeance de l’organisation, formalisant ainsi la création de l'EIGS. L'EIGS s'est rapidement distingué par des attaques violentes, notamment l'embuscade de Tongo Tongo au Niger en 2017, où des soldats américains et nigériens ont été tués. Le groupe opère principalement dans la région des trois frontières (Mali, Niger, Burkina Faso), ciblant aussi bien les forces armées que les civils. Le Groupe de Soutien à l'Islam et aux Musulmans (GSIM) a été créé en 2017 par la fusion de plusieurs groupes jihadistes, notamment Ansar Dine, Al-Mourabitoun, la katiba Macina et des éléments d'Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI). Affilié à Al-Qaïda, le GSIM cherche à centraliser les factions jihadistes au Sahel. Il exerce une influence significative dans le nord et le centre du Mali, ainsi que dans les zones frontalières avec le Burkina Faso et le Niger. Depuis 2020, l'EIGS et le GSIM se disputent le contrôle de territoires stratégiques, notamment dans la région du Liptako-Gourma. L'EIGS privilégie des tactiques de terreur brutale pour imposer sa domination, tandis que le GSIM combine violence et intégration sociale en exploitant les frustrations des populations locales.