Après avoir cessé les grèves aux tribunaux, les avocats continuent de dialoguer avec la tutelle en vue de parvenir à des compromis ardus sur les réformes judiciaires. Les esprits s'échauffent face aux nombreuses pommes de discorde. Décryptage.
Au Palais de Justice de Rabat, les avocats sillonnent les couloirs en quête des salles d’audience. “Nous avons repris le travail mais cela ne signifie pas que nous avons baissé les bras, le dialogue ne fait que commencer et j’espère que nos représentants parviennent à arracher des concessions à la tutelle sur nos revendications”, lâche un avocat qui vient de rejoindre le prétoire. Les dossiers sous le bras, notre interlocuteur a repris les plaidoiries et se prépare à défendre son client impliqué dans une affaire criminelle. Ce membre du barreau de Rabat veut croire à une issue favorable mais préfère ne pas être trop optimiste. Il en reste là avant de courir vers la salle après s'être rendu compte qu'il est en retard. Depuis le 12 novembre, les robes noires vaquent à leurs dossiers après avoir organisé plusieurs grèves. A l’appel de l'association des barreaux du Maroc, tout le monde a repris le travail. “La suspension du travail au tribunal fut une décision forcée et non pas une fin en soi”, déclare un membre de l’association qui a requis l’anonymat. En fait, les robes noires ont repris contact à la fin du mois d’octobre avec le ministre de la Justice, Abdellatif Ouahbi, avant même de cesser leur grève, rappelle une source bien informée sachant que la fin des grèves a été annoncée quelques jours plus tard. C’était un gage de bonne volonté. La reprise du dialogue est due à une médiation fructueuse des présidents des commissions de la Justice des deux Chambres du Parlement. “Leur intervention fut décisive pour dégeler la situation, mais, pour rendre justice à tout le monde, les parlementaires, eux aussi, qu’ils soient de la majorité ou de l’opposition, étaient nombreux à prendre l’initiative pour ramener les deux parties autour de la table”, confie notre source. Un débat structuré Dès la première réunion, Ouahbi et les représentants de l’Association des Barreuax du Maroc (ABAM) sont convenus de structurer leur dialogue sur la base d’un ordre du jour clair et des procès verbaux pour garantir la transparence et veiller au bon déroulement des discussions. Plusieurs réunions ont eu lieu, parfois dans un climat tumultueux comme c’était le cas de celle du jeudi 5 décembre, qui a duré des heures. Le débat fut si tendu sur la loi relative à la profession d’avocat que les robes noires fustigent depuis l’annonce de premiers détails du texte. Les yeux rivés sur la Procédure civile Ce sujet cristallise une grande partie de la tension qui règne entre le ministre et ses confrères, surtout en ce qui concerne la représentativité et l’accès des avocats dans les barreaux, les prérogatives des bâtonniers… Autant d’aspects qui s’ajoutent à l’épineuse question de la formation. Mais, la véritable pomme de discorde demeure la réforme du Code de procédure civile que les avocats rejettent complètement. L’Association des Barreaux du Maroc (ABAM) juge qu’il ne peut accepter un texte auquel elle n’a pas été associée. L’association estime que son mémorandum de doléances a été jeté à la poubelle quand le texte était discuté par les députés. L’association espère obtenir des concessions maintenant que le projet de loi est encore à la Chambre des Conseillers. Jusqu’à présent, les discussions continuent sans avancée majeure. Les pommes de discorde sont nombreuses et portent généralement sur une dizaine d’articles contestés. Les deux parties peinent encore à s’entendre sur le nouveau régime des recours. La réforme, rappelons-le, a plafonné le seuil de recours à l’appel et à la cassation en fonction du montant des affaires jugées. Les avocats y voient une menace au procès équitable. “Nous avons l’impression d’avoir une justice pour les riches et une autre pour les pauvres”, s’insurge Omar Benjelloun, avocat au Barreau de Rabat et membre élu de l’ABAM. “Vous n’avez pas droit à faire appel d’un jugement de première instance sur une affaire ne dépassant pas 40.000 dirhams. Le recours à la cassation est également interdit si l’affaire jugée en appel est inférieure à 80.000 dirhams”, rappelle notre interlocuteur qui refuse l’idée que les magistrats puissent infliger des amendes pour mauvaise foi au gré de leur interprétation de la loi sans aucune définition juridique claire. Là, M. Benjelloun fait référence à la disposition qui punit les procès intentés par mauvaise foi. Les avocats estiment que c’est une disposition qui pourrait être employée de façon arbitraire et dont le citoyen pourrait payer le prix. “Il y a aussi le droit du ministère public à contester tout jugement ayant l’autorité de la chose jugée sans délai ni définition claire, c’est dangereux !”, exclame M. Benjelloun qui récuse l’argumentaire du ministère de tutelle. En fait, le législateur a pensé à plafonner le recours dans quelques affaires pour accélérer la machine judiciaire et désengorger les tribunaux. C’est un faux argument, récuse Omar Benjelloun qui fait état d’apartheid judiciaire. “Ils n’ont qu’à recruter des juges pour désengorger les prisons”, plaide-t-il, rappelant qu'il y a seulement 4500 magistrats pour près de 38 millions d’habitants. Pour lui, c’est insoutenable compte tenu de l’énorme quantité des dossiers traités par un magistrat de siège ou un procureur. Cette charge de travail pèse lourdement sur les juges et leur capacité de diligence dans l’arbitrage. “C’est une forme de violence contre la fonction de magistrat. Il faut, donc, donner la priorité au recrutement des magistrats, des procureurs et des greffiers”, appelle Omar Benjelloun. Cela a fait l’objet des amendements soumis par l’ABAM qui appelle à aborder les restrictions des recours et à faciliter l'assistance judiciaire, en plus d’autres recommandations. Au-delà des réformes législatives, les avocats restent très tatillons concernant leur régime fiscal qu’ils brocardent actuellement. Le président de l’ABAM, Houssine Zinani, a parlé à plusieurs reprises d’équité fiscale sous prétexte que le régime fiscal appliqué aux avocats n’est aucunement adapté à leur profession. Dans la tête de M. Ouahbi ! Quoi qu’il en soit, le débat reste ouvert, l’optimisme règne chez les avocats qui espèrent cette fois-ci arracher des concessions à un ministre connu pour être coriace et combatif. Dans la tête d’Abdellatif Ouahbi, les avocats n’ont pas à dicter au gouvernement la texture des réformes. Lorsque nous l’avons interrogé sur ce point dans une interview publiée le 18 octobre sur les colonnes de “L’Opinion”, il a répondu que les robes noires voulaient “leur propre loi”. Pour lui, la tutelle se doit de les écouter et prendre note de leurs revendications. Maintenant, l’heure à la bataille des arguments. Le ministre se montre, lui aussi, ouvert au dialogue et ne cesse de donner des gages. Cette accalmie se reflète même dans les éléments de langage de deux parties. Après avoir violemment critiqué les reculades législatives et les menaces à la justice, les avocats parlent plutôt de régler les anomalies. Ce qui laisse augurer pour certains une trêve fructueuse.
Trois questions à Omar Benjelloun : “Si on veut désengorger les tribunaux, il faut songer à recruter plus de magistrats”
Etes-vous optimiste quant au succès du dialogue avec le ministère de la Justice ? Comme vous le savez, nous avons manifesté longuement pour faire savoir notre contestation des réformes en cours. C’était une façon d’imposer le retour au dialogue par une voie militante. Puis, nous avons pu pousser le gouvernement à s'asseoir autour de la table. Pour nous, c’est un triomphe du principe de participation qui est constitutionnel. La démocratie participative fait impérativement partie de la vie publique et du processus de prise de décision sur l’ensemble des sujets qui relèvent du système judiciaire. C’est du droit des justiciables qu’il s’agit. Aujourd’hui, le dialogue est en cours, il y a des commissions thématiques, dont deux ou trois s’occupent de tout ce qui est Etat de droit, justice équitable au niveau des réformes des Codes de procédures civile et pénale et de la loi sur la profession d’avocat. Un deuxième volet concerne strictement les intérêts des avocats et leurs conditions d’exercice de la profession. Je parle de la fiscalité et de la protection sociale. Il faut lever un amalgame médiatique contre les avocats qui sont victimes de quelques idées reçues et de fausses accusations. On veut faire croire qu’ils ne se soucient que de leurs propres intérêts. C’est d’autant plus faux que notre mobilisation contre la procédure civile vise essentiellement à promouvoir les droits de la défense et la défense du procès équitable. Concernant la réforme du Code de procédure civile, qu’est-ce qu’il faut changer prioritairement ? Aujourd'hui, il faut revoir les nouvelles dispositions concernant le plafonnement des recours par les seuils financiers qui vont poser un sérieux problème avec une justice pour les riches. C’est effectivement une sorte d’apartheid judiciaire qui décourage les gens d’aller à la justice. Je parle là aussi des amendes imposées pour mauvaise foi. On ne comprend pas cette logique. Si on veut soulager les tribunaux, il faut songer à recruter les magistrats. La réforme du Code de procédure pénale ne trouve pas grâce à vos yeux bien qu’elle ait renforcé les droits de la défense, pourquoi ? Il y a des aspects positifs comme les peines alternatives qui ouvrent la voie à une nouvelle politique pénale moins répressive. Je cite aussi la prochaine réforme du Code pénal qui devrait dépénaliser quelques infractions, ce qui est positif. Les avancées notées dans la garde à vue et la détention préventive sont louables, mais ne sont pas suffisantes. J'insiste sur le point des prérogatives des bâtonniers qui doivent, à nos yeux, être autorisés à faire des visites surprises dans les établissements carcéraux. C’est un exemple parmi d’autres de nos revendications qui seront explicitées plus clairement une fois que le projet de loi atterrira au Parlement. N’oublions pas que le Code de procédure pénale est le mode d’emploi du procès équitable et le thermomètre de l’avancement d’un Etat de droit parce qu’il s’agit des libertés publiques et individuelles. Par exemple, nous récusons le fait que la Chambre criminelle qui va traiter des plus hauts niveaux de la criminalité décide s’il faut avoir ou non une défense. Quand vous interdisez aux associations le droit d’exercer leurs prérogatives de dénonciation de la corruption dans les instances électives, je me demande pour quelle raison. Les exemples des aberrations sont nombreux.
Réforme du Code de procédure pénale : Soulagement mêlé de réserves !
Tout le monde savait dès le début que le ministre de la Justice, Abdellatif Ouahbi, allait pré- parer une réforme favorable au droit de la défense. Avant même de dévoiler le texte, le ministre n’a eu de cesse de le faire com- prendre dans ses déclarations publiques. Promesse tenue. Fruit d’un long débat national engagé depuis plus d’une décennie, le projet de loi n°03.23, modifiant et complétant la loi n°22.01 relative à la procédure pénale, est venu redresser les rapports de force entre l’accusation publique et la défense qui s’en est sortie gagnante. La réforme, qui n’a pas encore été transmise au Parlement, attribue plusieurs avantages aux avocats concernant la garde à vue, considérée désormais comme une mesure exceptionnelle. Le droit de la défense est d’autant plus renforcé avec la possibilité accordée aux avocats d’assister aux interrogatoires de police et d’entrer rapidement en contact avec leurs clients dès la première heure. Le fait que les interrogatoires soient enregis- trés est considéré comme un nouveau gage de transparence contre le risque des abus. En même temps, le régime de détention préventive a été large- ment assoupli avec la réduction de la durée et du nombre de pro- longations. L’entrée en vigueur des peines alternatives devrait aider les juges à recourir moins à la détention qui doit être jus- tifiée et susceptible de faire l’ob- jet de recours par l’avocat. Bien qu’ils saluent ces acquis, les robes noires n’ont pas approuvé le texte dans sa globalité sous prétexte de réserves sur la saisine de la Justice dans les affaires liées aux fonds publics. Seul le Procureur du Roi près la Cour de Cassation est exclusivement compétent pour engager l’action publique.