"Azizi aux moustaches fines" était là, accoudé à la table bancale, dans cette demeure de la rue (جنين ) Jnain ( petit diable) dans ce quartier mythique de "LAAGZA", prolongation modeste de l’avenue Mohamled V. Dans cette maison de "Azizi Abderrazak" et "khalti zoubida" Rahimahoumou Allah, se jouaient des parties de cartes sans fin. La table, témoin muet de récits enfumés et à côté, dans un chaos ordonné : des morceaux de sucre brisés avec un cérémoniel avec la main de l’enclume ( يد المهراز)، menthe et graines de thé dans des ustensiles en cuivre. Azizi, avec son « seroual kandrissa » râpé par les heures, et ce fameux sebsi, ce calumet de la raison, qui passait de main en main, entre les hommes. Le "Touti", jeu de cartes résonnait, tel un microcosme animé, théâtre de passions éphémères et de tensions sourdes. Les blagues se mêlaient aux éclats de voix, des éclats qui parfois viraient à l’orage. Les copains d’hier, unis dans la fumée et le jeu, se dressaient comme des ennemis, lançant des invectives acérées à cause d’une vulgaire carte mal jouée. La théière, dans cet univers d’apparences, ne contenait pas toujours cette liqueur ambrée et sucrée que l’on attendait. Parfois, elle transpirait d’un vin âpre, acheté clandestinement chez l’épicier du coin, dont les étagères cachaient bien des secrets. Et juste à côté du "hanout", une porte banale, presque anodine, mais dont l’histoire se racontait en chuchotements. Trois coups sur le bois fatigué, et la porte s’entrouvrait, dévoilant une transaction feutrée : une kabta ( touffe) de kif, soigneusement enveloppée comme un trésor volé. Cette kabta, ramenée en cachette à la maison, lavée, séchée, découpée dans un rituel précis, devenait la matière première de ces soirées où le kif rivalisait avec les rêves et les désillusions. Dans cet univers où les hommes tiraient sur leurs sebsi et disputaient âprement leurs parties de cartes, les femmes régnaient dans un autre royaume, tout aussi fascinant. Drapées dans leurs caftans et dfinas chatoyants, elles sirotaient leur thé sucré en mordant dans des « ghouriyba » ( gâteaux marocains au beurre). Les discussions, ponctuées de rires et de murmures, tournaient souvent autour de cette légende étrange : Lamrini. Ce personnage mythique, cet homme si beau qu’il poussait les femmes à quitter leurs maris en un regard. "شافت لميني طلقت راجلها" — un murmure qui traversait les générations, une fable où le désir brisait les chaînes de l’ordinaire. Et nous, enfants dans ce monde où les adultes jouaient à être grands, nous avions nos propres rêves, bien moins lourds. Cet après-midi-là, pour un dirham et vingt centimes, nous avions touché les étoiles. Deux films, l’un égyptien, l’autre hindou, nous avaient transportés loin des ruelles poussiéreuses. La magie de l’écran s’accompagnait d’un sandwich bien réel : un quart de pain croustillant rempli de maakouda ( pommes de terre mélangées au beurre), dégoulinant de sauce piquante. Une bouchée de bonheur, un vrai festin. « N’est-ce pas, Wafi, mon cousin ? » lançai-je dans un souffle, cherchant son regard complice. Mais il ne répondit pas. Peut-être était-il encore là-bas, dans l’obscurité de la salle de cinéma, perdu entre les images qui dansaient sur l’écran et les rêves qu’elles laissaient derrière elles, comme des fantômes. Dors en paix Azizi Abdeaziz, un autre Azizi, un mordu du grand écran noir. Fasciné et obnubilé par kirk Douglas et Burt Lancaster. Ses idoles.