Interview avec Frédéric Encel : "L’Algérie vit aujourd’hui une période d’isolement"

Essayiste et maître de conférences à Sciences-Po Paris, Frédéric Encel est l’un des plus éminents spécialistes géopolitiques dans les salons parisiens. Fervent défenseur de la réconciliation franco-marocaine, il porte un regard critique sur l’attitude de l'Algérie face à la France après la décision d’Emmanuel Macron sur le Sahara et juge nécessaire d’assumer un bras de fer avec le régime algérien dont il pourfend la rente mémorielle. De la France au Sahel en passant par l’Algérie, M. Encel parcourt les questions épineuses et livre son regard sur le risque d’une aventure militaire algérienne contre le Maroc, au moment où le régime se sent de plus en plus isolé. Entretien. -Aujourd’hui, le Maroc et la France commencent à écrire les premières lignes du nouveau chapitre qu’ils viennent d’ouvrir après leur réconciliation. Quel enseignement en avez-vous tiré ?   J’ai toujours été un fervent partisan de la réconciliation franco-marocaine pour la simple ra

Interview avec Frédéric Encel :  "L’Algérie vit aujourd’hui une période d’isolement"
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Essayiste et maître de conférences à Sciences-Po Paris, Frédéric Encel est l’un des plus éminents spécialistes géopolitiques dans les salons parisiens. Fervent défenseur de la réconciliation franco-marocaine, il porte un regard critique sur l’attitude de l'Algérie face à la France après la décision d’Emmanuel Macron sur le Sahara et juge nécessaire d’assumer un bras de fer avec le régime algérien dont il pourfend la rente mémorielle. De la France au Sahel en passant par l’Algérie, M. Encel parcourt les questions épineuses et livre son regard sur le risque d’une aventure militaire algérienne contre le Maroc, au moment où le régime se sent de plus en plus isolé. Entretien. -Aujourd’hui, le Maroc et la France commencent à écrire les premières lignes du nouveau chapitre qu’ils viennent d’ouvrir après leur réconciliation. Quel enseignement en avez-vous tiré ?   J’ai toujours été un fervent partisan de la réconciliation franco-marocaine pour la simple raison qu’il était à la fois immoral et stupide sur le plan géopolitique de ne pas considérer le Maroc non seulement comme un pays ami mais un allié majeur. C’est d’autant plus vrai que l’Elysée a confondu pendant des années la proie et l’ombre. L’ombre c’est l’Algérie qui, il faut le rappeler, est un Etat souverain et mène souverainement sa politique comme il l’entend depuis son indépendance. Ceci étant dit, l’intelligence politique consiste à savoir que l’un des structurants du régime algérien est la détestation de la France qui pousse son régime à se livrer systématiquement à une sorte de victimisation rentière. Le président Macron a lui-même parlé de rente mémorielle. Face à une telle réalité géopolitique intangible, il fallait absolument ne pas risquer la relation extrêmement privilégiée et précieuse d’un point de vue sociétal, économique et politique avec le Maroc qui a toujours été un véritable allié.   “J’ai toujours été un fervent partisan de la réconciliation franco-marocaine pour la simple raison qu’il était à la fois immoral et stupide sur le plan géopolitique de ne pas considérer le Maroc non seulement comme un pays ami mais un allié majeur”.   -L’Algérie a réagi sévèrement à la reconnaissance française de la marocanité du Sahara au point de rappeler son ambassadeur à Paris. Aujourd’hui, la crise est ouverte entre Paris et Alger. Plusieurs voix s’élèvent dans les salons parisiens pour demander de mettre fin à l’indulgence française vis-à-vis de l’Algérie et d’assurer durablement ce bras de fer. Qu’en pensez-vous ?   Je fais partie de ceux qui pensent qu’il faut maintenir un dialogue ouvert mais ferme avec l’Algérie à condition que la France soit respectée. Si l’Algérie s’obstine à vouloir maintenir un rapport de force et l’entretenir à des fins de politique intérieure, il est évident qu’il faut assurer ce bras de fer.   -Parlons du Sahel où la France semble reculer depuis des années. Plusieurs analyses parlent d’une prétendue volonté française de faire du Maroc une porte pour se repositionner dans cette région où Paris a perdu son influence ces dernières années. Quel crédit accordez-vous à un tel scénario ?   Je pousserai l’analyse encore plus loin. Je me demande dans quelle mesure le retour gagnant de la France dans la bande sahélo-saharienne ne passera pas forcément par le Maroc. Chez les personnalités qui ont pris le pouvoir au Sahel, c’est le cas aussi au Sénégal et au Tchad, on assiste à une sorte de rhétorique de rupture, soit partielle ou totale, avec la France. Parfois, j’ai tendance à penser qu’il faut réagir avec réalisme en considérant qu’il s’agit d'États souverains et que, par conséquent, c’est à la France de proposer mieux. Mais je constate souvent que cette attitude de rejet est strictement idéologique et je trouve que, dans ce cas de figure, la France est très durement stigmatisée et, très souvent, de façon injuste. Par ailleurs, une partie des élites africaines souhaitent, à tort ou à raison, une montée en puissance d’une forme de panafricanisme, ce qui n’est pas illégitime, comme on l’a vu au Rwanda où le président Kagamé en a fait le fer de lance de sa politique. De ce point de vue, soyons pragmatiques. Si on considère que pendant les prochaines années des entreprises françaises ou la diplomatie française voudront revenir dans un certain nombre d’Etats, je ne vois pas ce qui peut nous empêcher de s’atteler au Maroc qui a renforcé sa présence en Afrique de l’ouest, par exemple, et qui dispose aujourd’hui de beaucoup de leviers d’influence.   -La France n’a pas officiellement dit ce qu’elle pense de l’initiative de la Façade atlantique que le Maroc propose pour donner des débouchés maritimes aux Etats du Sahel. A votre avis, est-ce que Paris se sent concerné par tel projet ?   Je ne vois pas comment la France pourrait être directement concernée par un projet d’ouverture atlantique du Sahel. Comme vous le savez, la France demeure une puissance méditerranéenne. Cela dit, une telle initiative sur l’Atlantique est loin de la concerner au premier chef. Mais, n’empêche qu’il puisse exister des coopérations .   -Compte tenu de la tension qui règne actuellement entre l’Algérie et le Maroc et le bellicisme échevelé du régime algérien, y a-t-il à vos yeux un risque que la situation actuelle dégénère en conflit ?   Le risque existe pour une raison assez classique en géopolitique. Lorsqu’un régime autoritaire, d’une part, se sent à bout de souffle et très contesté par une grande partie de sa population et que, de l’autre, il se trouve dans une situation géopolitique difficile, il a souvent tendance à pointer artificiellement du doigt l’ennemi extérieur ou l’adversaire sempiternel pour tenter de faire oublier à sa population son incompétence et sa corruption. Dans le cas de l’Algérie, on a vu à quel point le régime était contesté pendant le Hirak qui fut réprimé. Le régime se sent isolé et “cornerisé” si vous me permettez cet anglicisme sans oublier la dégradation de situation politique à l’intérieur du pays et les complexités de l’Algérie au Sahel.   “Une aventure militaire serait potentiellement catastrophique pour l’Algérie”     -Est-ce possible que l’Algérie soit tentée d’une aventure militaire après avoir échoué à remporter la bataille diplomatique du Sahara que le Maroc semble trancher à son profit vue la succession des reconnaissances internationales ?   Ce qui me rend optimiste, selon ma vision de la géopolitique de la région, c’est qu’une aventure militaire irréfléchie serait potentiellement catastrophique pour l’Algérie. C’est d’autant plus vrai que le Maroc est très proche de deux grandes puissances, à savoir les Etats-Unis et la France, qui le soutiendront immédiatement en cas d’agression. Donc, dans cette configuration, on peut espérer qu’il y aient de grandes chances qu’un tel scénario ne produise pas.   -Aujourd'hui, l'isolement de l’Algérie est tel que le régime a des problèmes même avec ses problèmes alliés, dont la Russie. Au Sahel, les deux alliés ne s’entendent pas. De quoi cette situation est-elle le nom ?   Aujourd’hui, l’Algérie vit une période d’isolement croissant que traduit concrètement le froid diplomatique actuel avec la Russie. Le Sahel est effectivement à l’origine de plusieurs divergences. C’est isolement est visible aussi en Afrique où Alger garde quelques alliés qui se contentent seulement d’un soutien rhétorique. Bien qu’elle soit un allié traditionnel, la Russie n’a pas apporté à l’Algérie les instruments économiques et technologiques de la puissance au-delà des armes. Ce n’est pas avec des armes qu’on nourrit une population et qu’on construit une économie. Personnellement, à part les russes, je ne sais pas vers quel autre partenaire l’Algérie pourrait-elle se tourner puisqu’elle entretient de mauvaises relations avec la France et les Etats-Unis. La Chine, pour sa part, se tient à l’écart des tensions en Afrique et n’intervient pas au-delà de ses frontières. Tout cela reflète la "cornerisation" de l’Algérie sur la scène internationale. Elle en est pleinement responsable.   -À mesure que la France se retire du Sahel, la Russie y renforce sa présence avec ses milices Wagner qui sont présentes aujourd’hui dans plusieurs pays à la demande des Etats. A quelle point la stratégie russe au Sahel est gagnante à long terme ?   La Russie joue, à mes yeux, un rôle extrêmement délétère dans la région. Il suffit de voir ce que c’est que Wagner : une bande de pillards qui ne pense en aucun cas au bien et à l'intérêt des Etats africains. C’est le moins que l’on puisse dire. Le Kremlin joue une stratégie de contournement à très peu de frais pour gêner des intérêts réels ou présumés de la France. Je pense qu’un certain nombre d’Africains commencent à s’en rendre compte.