Kafkaïen

« Je fais reculer la mort à force de vivre, de souffrir, de me tromper, de risquer, de donner, de perdre», précise, à juste titre, Anaïs Nin dont le credo a toujours été de fondre dans la vie, d’en sucer la moelle secrète, de s’en nourrir et d’en alimenter l’esprit par le corps. Ce cheminement […]

Kafkaïen
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« Je fais reculer la mort à force de vivre, de souffrir, de me tromper, de risquer, de donner, de perdre», précise, à juste titre, Anaïs Nin dont le credo a toujours été de fondre dans la vie, d’en sucer la moelle secrète, de s’en nourrir et d’en alimenter l’esprit par le corps. Ce cheminement intérieur permet à celui qui l’incarne dans les jours de faire barrage à l’inanité de vivre en cédant à une simple existence, auquel cas, l’homme n’est pas un animal, qui, lui, savoure l’existence sans jamais en perdre une miette. «Vivre est la chose la plus rare au monde. La plupart des gens ne font qu’exister», rappelle Oscar Wilde qui montre ici, de façon évidente, tout l’écart entre vie et existence, qui sont totalement antinomiques. Vivre, c’est agir, c’est modeler cette part de temps qui nous est impartie pour devenir la meilleure version de qui nous sommes, intrinsèquement. Exister, c’est subir le temps et le poids des circonstances. Vivre, c’est choisir de faire face, d’imposer ses choix à la vie, au-delà de toutes contingences. Exister, c’est accepter ce présent qu’est le miracle du vivant comme un verdict, dans une lecture aberrante de ses positions fluctuantes face au monde. «Le fer se rouille, faute de s’en servir, l’eau stagnante perd de sa pureté et se glace par le froid. De même l’inaction sape la vigueur de l’esprit», avait coutume de répéter Leonard Da Vinci. Tenir dans la posture du spectateur qui n’est même pas invité au spectacle de la vie, c’est rouiller sur place et geler à la fois le cœur et l’esprit en cédant à l’inanité trompeuse de ce qui prétend tenir lieu de vie. Vladimir Maïakovski avait une phrase pour résumer cet état d’esprit, cette volonté de l’être de ne pas être le comparse dans sa propre pièce de théâtre. «Il nous faut arracher la joie aux jours qui filent». Ce n’est qu’au prix de ce corps-à-corps avec les instants que l’homme peut prétendre aux différents cercles de la vie allant d’un palier à, l’autre, comme dans la Divine comédie de Dante. Et chaque cercle, même au cœur des Enfers, est une chance pour celui qui va vers son devenir. Car, celui-ci sait d’instinct, que c’est au cœur des tempêtes, que c’est face au vent et contre les intempéries que le caractère se forge. C’est ce qui fait dire à un poète du dépassement comme René Char, ces vers qui ont valeur de testament : «Hâte-toi, Hâte-toi de transmettre ta part de merveilleux, de rébellion, de bienfaisance». Parce que ces trois aspects de la condition humaine demeurent, au-delà de toute autre considération, ce qui définit l’homme dans son essence. La merveille qui est ce miracle d’être là, ici et maintenant. La rébellion, ce pouvoir de refuser de subir, d’être là, par hasard, pire, par accident. Enfin, la bienfaisance, c’est-à-dire ce désir impérieux de semer le beau, le bon et le bien pour inonder la terre de bienveillance. Dans ce cheminement, il faut aussi garder présent à l’esprit cette mise en garde de l’auteur du Gai Savoir : «Celui qui combat les monstres doit faire attention de ne pas en devenir un». Face à cette tragédie, il faut, quoi qu’il en coûte, s’appliquer, à chaque instant, dans l’adversité, face au pire, à n’être personne d’autre que vous-mêmes dans un monde qui s’emploie constamment à faire de vous la copie de tous les autres. Cela veut dire livrer le combat de sa vie, un combat qui n’en finit jamais, parce qu’il engage l’être dans ce qu’il a d’essentiel, sa condition même d’humain qui doit cheminer vers son idéal, qui n’est autre que soi-même. Ce qui nous met face à cette ironie : «Tant de mains pour transformer ce monde, et si peu de regards pour le contempler», comme l’assène Julien Gracq. Contempler cette beauté qui nous définit, qui nous nourrit et qui fait de nous des poussières d’étoiles portant en elles toute l’étendue du cosmos. Contempler, c’est-à-dire en déceler le sens caché, le mystère nourricier, la sève éternelle qui crée ce nœud gordien entre ce qui est censé être le début de notre aventure humaine et la fin de ce pèlerinage où l’on est sommé de nous peler, peau après peau, au cours de ce périple.