Transfert de Technologie en Agriculture
Soukaina HAKKOU(11), Mohamed SABIR(22), Nadia MACHOURI(1)
Le Maroc dispose d’une richesse importante en ressources naturelles qui offre diverses opportunités pour le développement socio-économique des zones rurales et pour l’amélioration du niveau de vie des populations locales. Ces ressources constituent des éléments fondamentaux pour l’augmentation des revenus des paysans et pour la création de l’emploi dans ces milieux fragiles et vulnérables. Dans ce sens, les truffes du désert qui présentent un potentiel important incitant ainsi les décideurs à les classer comme produit de terroir.
Le terme truffe de désert ou «terfès» est utilisé pour désigner les champignons hypogés, saisonniers et comestibles, qui se développent dans des zones à climats arides et semi-arides de la région méditerranéenne. Elle désigne surtout des espèces des genres Terfezia, Tirmania, Delastria et Tuber mais également des espèces moins connues tels que les genres Picoa, Mattirolomyces et Loculotuber.
La production naturelle des truffes du désert dépend d’une association symbiotique établie avec les racines de plantes hôtes appropriées, annuelles et/ou pérennes. L’association entre ces plantes et leurs mycètes peut jouer un rôle majeur dans le maintien des arbustes méditerranéens et prairies xérophytes, et donc dans la prévention de l’érosion et de la désertification.
Les truffes du désert sont une source naturelle de plusieurs nutriments et composants chimiques tels que les protéines, les acides aminés, les vitamines, les composés aromatiques, les stérols, terpènes, acides gras, minéraux et glucides. Elles sont utilisées depuis longtemps comme source de nourriture et comme ressource d’urgence en période de carence alimentaire par les nomades.
La répartition géographique
Espèces existantes
Au Maroc, on compte une dizaine d’espèces de truffes du désert. Elles sont réparties sur le territoire et constituent une source d’activité économique importante lors de la saison de production. D’autre espèces du genre Tuber, dites les vraies truffes, généralement de couleur sombre, ont été aussi signalées, mais leur production n’est pas régulière et elles ne sont pas abondantes.
La différenciation entre les espèces se fait sur la base de la couleur, la forme, la taille, la consistance et la texture des ascocarpes, la plante hôte et les conditions climatiques et édaphiques dans lesquelles elles se développent. L’analyse moléculaire reste le facteur déterminant de distinction entre les espèces, vu que plusieurs d’entre elles partagent des caractéristiques de forme et d’habitat qui se ressemblent.
Aires de répartition des truffes
La production des truffes concerne de grandes étendues du territoire marocain du Nord au Sud. Les espèces rencontrées ainsi que leurs productivités sont intimement liées aux conditions écologiques de ces régions (climats, sols, végétations naturelles). L’analyse documentaire, les interviews et ateliers avec les personnes ressources ainsi que les observations de terrain nous permettent de distinguer quatre principales zones trufficoles au Maroc.
– La forêt de la Maâmora : est un habitat important pour 5 principales espèces de truffes. Trois d’entre elles poussent sous les chênes-lièges clairs et dans les espaces ouverts, en association avec une plante hôte locale. Les deux autres espèces sont associées aux zones reboisées avec des pins.
– Le Sahel Doukkala-Abda : la truffe présente dans la plaine d’Abda, à l’est de Safi, est associée à certaines plantes locales. En 2021, une deuxième espèce a été identifiée, et les collecteurs ont confirmé la présence d’une troisième espèce dans la forêt de Sidi M’Sahel, sous des reboisements de pins.
– La région Nord-Est : elle est réputée pour la production de cinq espèces principales de truffes, dont trois sont les plus répandues, souvent associées à des plantes locales spécifiques. Les deux autres espèces, plus rares, se trouvent uniquement dans des sites précis de la région. La région connaît aussi une expérience de culture de la truffe noire Tuber Melanosporum par le Dr Abdelaziz Laqbaqbi dans sa ferme à Debdou depuis l’an 2000. Des plants inoculés de chêne vert ont été importés de France et plantés dans une vallée semi-aride et sur sol calcaire.
– Le Sahara marocain : produit deux espèces principales de truffes, généralement associées à des plantes locales spécifiques.
– D’autres zones de surfaces limitées et éparpillées sur le territoire national sont aussi productrices de truffes, mais leurs productions sont rares et irrégulières selon les conditions climatiques (Tanger, Larache, Agadir, Ouarzazate et ceinture verte au Sud de Rabat). Les forêts de chêne vert du Moyen Atlas abritent des truffes appartenant au groupe des « vraies truffes » du genre Tuber. La zone connait aussi une expérience de la culture de Tuber Melanosporum sous chêne vert à Imouzzer du Kandar depuis 2008.
Productivité des truffes au Maroc
La productivité des truffes varie d’une région trufficole à l’autre, en relation avec plusieurs facteurs, dont principalement le type de sol et les précipitations annuelles qui déterminent le développement des plantes hôtes. Les pluies de fin été-début automne et celles hivernales sont déterminantes pour une bonne production. La productivité varie aussi à l’intérieur de la même région, où certaines zones sont très productives tandis que d’autres le sont moyennement ou rarement. Les enquêtes et les ateliers avec les personnes ressources et les collecteurs des truffes ont permis de classer, d’une manière relative, les zones en trois classes :
– Fortement productive: la période de production s’étale sur tout le cycle des truffes (3 à 4 mois), les collecteurs estiment qu’ils ramassent des quantités importantes, le commerce des truffes est très développé durant la saison des truffes;
– Moyennement productive: les truffes sont présentes durant une période moins longue (2 à 3 mois), les quantités ramassées sont moins importantes et le marché est moyennement développé;
– Faiblement productive: sporadiquement les truffes se produisent dans la région, très irrégulières entre les années, les quantités ramassées sont très faibles, le commerce n’est pas intéressant et les truffes sont autoconsommées.
Les zones fortement productives au niveau du pays sont la forêt de la Maâmora, la partie Nord de la région Nord-Est, la partie Nord du Sahel Doukkala-Abda et le centre du Sahara marocain. Les zones moyennement productives sont la partie Sud du Sahel Doukkala-Abda, le centre et l’extrême Sud de la région Nord-Est et la partie Nord-Ouest du Sahara. La productivité devient de plus en plus faible en allant vers l’Ouest dans la région Nord-Est et vers l’Est et l’extrême Sud du Sahara marocain.
L’analyse des données recueillies indique que la production des truffes dans le Royaume du Maroc a connu ces dernières années une baisse remarquable, due à la succession des années de sécheresse, surtout dans la région du Nord-Est et dans le Sud et Sahara marocain. Cela montre que cette ressource est fortement vulnérable au changement climatique et qu’elle suit les variations inter et intra-annuelles des précipitations dans les zones trufficoles.
Analyse de la filière des truffes au Maroc
En appliquant la matrice SWOT (Forces, Faiblesses, Opportunité, Menaces) à la filière des truffes marocaines, nous avons pu déterminer les caractéristiques positives et négatives internes et externes de la ressource elle-même et de la filière. Cette étape a permis de préciser les points sur lesquels toute intervention et toute action de valorisation pourra être basée afin d’être efficace. Une valorisation bien pensée et bien appliquée pourrait conduire à la protection de la truffe, à l’amélioration des conditions de vie de la population locale et à la préservation de l’environnement naturel producteur pour une durabilité de la ressource.
Les forces
Les truffes possèdent de nombreux atouts qui peuvent servir de base au développement de la filière. Leur reconnaissance comme produit de terroir peut renforcer la compétitivité des régions productrices en leur offrant une identité spécifique, contribuant ainsi à lutter contre la marginalisation des zones rurales. Contrairement à d’autres produits nécessitant des processus complexes, les truffes sont des produits naturels adaptés aux conditions climatiques difficiles, faisant partie intégrante de la flore des forêts et parcours arides.
Leur diversité, avec 12 espèces de truffes dites “du désert” et 5 espèces de truffes véritables, ainsi que les vastes zones de production entre forêts et steppes, assurent une production abondante répondant à une forte demande extérieure, notamment au Moyen-Orient et en Europe. Les exportations, incluant les truffes séchées, contribuent significativement aux revenus en devises étrangères et dynamisent l’économie des régions productrices, offrant une source de revenus essentielle pour certaines familles, en particulier les femmes.
Les truffes représentent également un symbole des liens entre l’homme, la nature et la tradition. Les savoir-faire associés à leur collecte, stockage et utilisation culinaire ou médicinale constituent un patrimoine culturel précieux, ouvrant des opportunités pour divers types de tourismes comme le tourisme rural, écologique, culturel ou culinaire. Les zones pratiquant la culture de la truffe noire, comme Debdou et Imouzzer Kandar, illustrent le potentiel de ces initiatives, qui favorisent également la préservation environnementale via le reboisement avec des espèces locales adaptées.
Enfin, les truffes sont chargées d’histoire et de symbolisme. Utilisées tant par les aristocrates que par les populations modestes, elles ont traversé les âges, des pharaons aux nomades, et même servi de source alimentaire essentielle en périodes de guerre. Leur efficacité contre certaines maladies, reconnue dans la médecine prophétique, témoigne de leur valeur non seulement alimentaire, mais également thérapeutique.
Les faiblesses
Les faiblesses de la filière truffe se divisent en deux principaux axes : des contraintes liées au produit lui-même et d’autres à l’organisation du secteur. La truffe, produit sensible, est vulnérable au contact et aux odeurs, ce qui la rend sujette à la pourriture. Les méthodes de collecte, souvent inappropriées, provoquent des dégâts environnementaux, comme le déracinement des plantes hôtes et la perturbation de l’écosystème naturel. Le manque de connaissances précises sur son cycle de vie aggrave la situation, car les collecteurs ne mesurent pas toujours l’impact de leurs pratiques. Par ailleurs, la difficulté de conserver les truffes fraîches jusqu’à la vente hebdomadaire complique leur gestion, et les grossistes doivent parfois exporter les quantités collectées immédiatement.
La filière, quant à elle, souffre d’un manque total de réglementation et d’organisation. Le marché est dominé par les grossistes, qui fixent les prix selon la demande et leurs marges de profit, laissant les collecteurs dans une position de faiblesse. L’absence de lois spécifiques sur la collecte et la commercialisation des truffes encourage des pratiques douteuses. À titre de comparaison, d’autres pays, comme la France, disposent de réglementations précises concernant la récolte, la vente et même la protection juridique contre le vol des truffes.
Au Maroc, plusieurs tentatives ont été faites pour organiser et valoriser la filière, notamment via la création de dépôts de stockage, de coopératives et d’autres initiatives, mais elles ont échoué en raison de la production irrégulière et des conflits d’intérêts entre les acteurs. Actuellement, seules deux coopératives, à caractère familial, réussissent partiellement, l’une à Oulad Ghanem et l’autre à Laâyoune.
Enfin, le manque d’études approfondies sur les truffes marocaines constitue une autre faiblesse majeure. Les recherches se concentrent principalement sur des aspects taxinomiques et écologiques, laissant de côté des thématiques cruciales comme la répartition géographique, les modes de production, la commercialisation et les impacts socio-économiques. Cette insuffisance rend difficile l’élaboration d’une vision intégrée et d’une stratégie commerciale pérenne pour l’avenir de la filière.
Les opportunités
Les opportunités pour le développement de la filière des truffes sont nombreuses et prometteuses. L’intérêt croissant pour les produits de terroir, dont les truffes, est particulièrement encourageant. Plusieurs stratégies agricoles, comme le Plan Maroc Vert, ont été initiées par le Ministère de l’Agriculture et de la Pêche Maritime, accompagnées par la création de divisions dédiées aux produits de terroir et à leur labellisation. Ces efforts se poursuivent avec les nouvelles stratégies nationales telles que “Generation Green” et “Forêts du Maroc 2020-30”, soutenues par des textes juridiques favorisant la valorisation des produits locaux, notamment les lois relatives aux signes distinctifs d’origine et de qualité, à la sécurité sanitaire des aliments et à la production biologique.
La demande internationale pour les truffes marocaines ne cesse de croître, en particulier sur les marchés du Moyen-Orient et d’Europe. Cette popularité a conduit à une hausse significative des prix, notamment dans des pays où la production locale a diminué à cause de la sécheresse ou de la guerre. Une demande notable provient également de la communauté juive, tant au Maroc qu’à l’étranger.
Par ailleurs, l’évolution mondiale vers des produits cosmétiques naturels et une médecine traditionnelle, cherchant à éviter les effets néfastes des substances chimiques, offre une opportunité majeure pour intégrer les truffes dans la pharmacopée traditionnelle. De plus en plus d’études scientifiques confirment leurs vertus médicinales et nutritives. Elles montrent notamment que les truffes possèdent des propriétés anticancéreuses, antibactériennes, et qu’elles peuvent traiter des maladies comme le trachome. En médecine vétérinaire, elles se révèlent efficaces contre des inflammations et des tumeurs chez les animaux.
Consciente de cet engouement pour les produits biologiques, une coopérative à Laâyoune a lancé la fabrication de crèmes à base de truffes du désert, enrichies de graisse de chèvre et de chameau ainsi que de cire d’abeille, destinées au traitement de l’arthrose.
Les menaces
Les menaces pesant sur la durabilité des truffes sont à la fois naturelles et humaines. Parmi les menaces naturelles, les effets du changement climatique se manifestent par des sécheresses fréquentes, prolongées et de plus en plus intenses. Cela entraîne une raréfaction des précipitations, directement responsable d’une baisse de la production et de la productivité des truffes, ainsi qu’une réduction de la durée de la période de récolte. En 2022, jusqu’au mois de mars, la truffe était totalement absente des marchés hebdomadaires et introuvable auprès des collecteurs de la forêt de la Maâmora.
Concernant les menaces humaines, la croissance démographique, en particulier dans les zones rurales, accentue la pression sur les ressources naturelles. Le manque d’opportunités d’emploi et les conditions de vie difficiles poussent de plus en plus de personnes à se tourner vers la collecte des truffes, ce qui exerce une forte pression sur les zones de production, en particulier celles où l’espace disponible et les quantités récoltées sont limités. Cette augmentation de la population s’accompagne souvent de pratiques dégradantes pour l’environnement, telles que la conversion des terres forestières et pastorales en terres agricoles. La déforestation et le déracinement des plantes hôtes perturbent l’habitat naturel des truffes, qui ne peuvent pas se développer dans des sols labourés.
La sédentarisation des nomades contribue également à la privatisation des terres de parcours, souvent transformées en zones de culture. L’urbanisation, de son côté, fragmente les écosystèmes forestiers et pastoraux, ces derniers étant souvent exploités pour des projets urbains, industriels ou touristiques, réduisant ainsi la valeur biologique des espaces concernés.
L’augmentation de la taille des cheptels constitue une autre menace importante. Le pâturage intensif, notamment sur les plantes hôtes des truffes, compromet leur régénération. Dans le Sahel Doukkala-Abda, par exemple, les collecteurs se plaignent du surpâturage causé par les troupeaux de nomades venant de régions comme Tan-Tan, Smara, Tiznit, Guelmim et Taroudant, qui installent désormais leurs campements toute l’année, à l’intérieur et à l’extérieur des forêts, ce qui accentue la pression sur les plantes hôtes des truffes.
La forêt de la Maâmora, elle aussi, subit une forte pression due au bétail appartenant aux habitants locaux. Durant les années de sécheresse, les troupeaux broutent l’Helianthemum, la plante hôte des truffes. En revanche, lorsque les précipitations sont suffisantes, la végétation herbacée se développe, permettant aux animaux de trouver d’autres plantes à brouter, épargnant ainsi l’Helianthemum, moins appétent. Toutefois, en cas de faible pluviométrie, même cette plante est consommée.
Conclusion et recommandations
L’analyse effectuée sur la filière des truffes au Maroc a permis de constater que la truffe est caractérisée par de nombreuses qualités et points forts qui peuvent être exploités pour sa valorisation. Les opportunités viennent appuyer les atouts et ouvrent plusieurs horizons à suivre pour augmenter les chances et pour diversifier les chemins à prendre vers cette valorisation. Quant aux faiblesses, elles ne présentent pas de vrais dangers, une bonne gestion basée sur une bonne connaissance et qui impliquent les différents acteurs pourra diminuer, voire éliminer ces points négatifs et les transformer en points positifs. Et enfin, pour les menaces, elles peuvent être contrôlées et limitées sauf pour les menaces naturelles. Cependant, pour la raréfaction des précipitations liée au changement climatique, des mesures d’adaptation peuvent être identifiées dans le cadre du développement rationnel de la trufficulture.
À la lumière de cette analyse, plusieurs propositions émergent :
Adoption d’un projet de loi spécifique à la truffe :
Il est essentiel d’élaborer une loi dédiée à la truffe en tant que produit forestier non ligneux, indispensable à la durabilité de la biodiversité et au développement local et régional. Une telle législation permettrait de réguler le secteur, de prévenir les abus des différents acteurs intervenant dans la filière, depuis la collecte jusqu’à l’exportation, et d’assurer une gestion durable de cette ressource précieuse.
Création d’un marché typique pour la truffe :
La mise en place de marchés spécialisés dans les principales zones de production contribuerait à structurer la filière, notamment au niveau de la commercialisation, tout en valorisant la truffe auprès du grand public et des touristes. Ces marchés pourraient être gérés par des coopératives et associations existantes ou à créer, avec un approvisionnement complémentaire assuré par des unités agroalimentaires pour les truffes en conserve.
Promotion de la trufficulture :
Encourager la culture des truffes, qu’il s’agisse des vraies truffes ou des truffes du désert, peut contribuer de manière significative au développement durable du pays. Cette initiative permettrait de concilier amélioration des conditions de vie des populations locales, développement socio-économique et préservation de l’environnement, en intégrant ces pratiques dans une démarche d’agroécologie. Par ailleurs, l’agritourisme, axé sur la découverte des truffières et l’expérience unique du cavage en saison, offrirait une opportunité supplémentaire de promouvoir le tourisme rural et gastronomique.
Renforcement de la recherche scientifique sur les truffes :
Le lancement de projets de recherche intégrée, regroupant universités et instituts spécialisés, à l’échelle régionale et nationale, permettrait de mieux comprendre les composantes et les propriétés des différentes variétés de truffes. Ces recherches contribueraient à une utilisation plus optimale et à une valorisation accrue de cette ressource naturelle.
Université Mohamed V, Rabat, Maroc ︎École Nationale Forestière d’Ingénieurs, Salé, Maroc ︎