Par Mohamed Serrar, ingénieur principal en chef
Dans les vastes plaines agricoles du Maroc, à l’exception des zones consacrées à la culture des agrumes, de l’olivier ou des arbres fruitiers, les arbres sont souvent absents ou largement insuffisants. Cette réalité a conduit le professeur suisse Ernest Zürcher à qualifier ces étendues agricoles dépourvues d’arbres de véritables “déserts agricoles”. Pourtant, la présence d’arbres dans les champs ne se limite pas à une valeur esthétique : elle offre de nombreux avantages, tant pour les cultures que pour l’environnement. Il est également démontré que les zones arborées bénéficient de précipitations significativement plus importantes que les terres nues, soulignant leur rôle crucial dans le cycle hydrologique.
La sécheresse figure parmi les principaux défis menaçant la sécurité alimentaire et le développement durable au Maroc. Ce phénomène, qui s’est intensifié au fil des années, a entraîné de graves pénuries d’eau et des conséquences significatives pour le secteur agricole, pilier de l’économie nationale.
Dans ce contexte, la plantation d’arbres sur les vastes étendues agricoles du Maroc s’impose désormais comme une priorité. Cette approche s’inscrit dans le cadre de l’agroforesterie, une pratique innovante qui associe arbres, arbustes, cultures et/ou animaux au sein d’un même écosystème. Bien plus qu’une simple méthode agricole, l’agroforesterie constitue un outil puissant pour renforcer la résilience des systèmes agricoles face aux changements climatiques, tout en améliorant les rendements et la durabilité des exploitations.
L’agroforesterie moderne s’est appuyée sur les pratiques traditionnelles pour évoluer en une véritable discipline scientifique. Elle vise à intégrer de manière harmonieuse l’agronomie, la gestion des terroirs et la préservation des ressources naturelles. Cette approche propose une multitude de techniques qui permettent de conserver ou de restaurer la fertilité des sols, d’améliorer les rendements des cultures maraîchères et vivrières, tout en tirant profit des multiples bénéfices offerts par les arbres.
Au Maroc, l’agroforesterie fait partie intégrante des paysages ruraux traditionnels. Elle est particulièrement répandue dans les zones oasiennes, sur les terres accidentées bordant les cours d’eau, ainsi que dans les régions arides. Dans ces environnements contraints, les agriculteurs cherchent à optimiser la rentabilité de leurs terres tout en augmentant l’efficience de l’utilisation des ressources naturelles disponibles. Cette pratique est également adoptée dans les arganeraies de la région du Souss, où certains maraîchers combinent cultures agricoles et exploitation des d’arganiers.
L’agroforesterie a également été pratiquée pendant la période coloniale française, notamment dans l’aménagement de l’ancien périmètre du Tadla. Dans cette région, des alignements réguliers d’oliviers ont été implantés pour délimiter les parcelles agricoles.
Définition de l’agroforesterie :
Selon le Centre international pour la recherche en agroforesterie (ICRAF), l’agroforesterie désigne des systèmes d’utilisation des terres où des ligneux pérennes, tels que des arbres ou des arbustes, sont volontairement intégrés ou préservés dans une même unité de production, en association avec des cultures agricoles et/ou des animaux ou pâturages. Ces systèmes se caractérisent par des interactions significatives, à la fois écologiques et économiques, entre les composantes ligneuses et les autres éléments non ligneux.
Cette définition, élargie et consolidée par le Centre mondial pour l’agroforesterie, souligne que l’agroforesterie est un système dynamique de gestion des ressources naturelles. Elle repose sur des principes écologiques et intègre les arbres dans les exploitations agricoles ainsi que dans les paysages ruraux. Cette approche permet non seulement de diversifier et de stabiliser la production agricole, mais aussi d’améliorer les conditions sociales, économiques et environnementales pour l’ensemble des utilisateurs des terres.
Les avantages de l’agroforesterie :
L’agroforesterie offre de nombreux avantages sur les plans environnementaux, sociaux et économiques parmi ces avantages, on peut citer :
La Conservation des sols:
L’agroforesterie joue un rôle important dans la conservation des sols et dans l’amélioration de leur fertilité. En effet, cette technique permet de protéger les sols contre les risques d’érosion éolienne et hydrique: Les arbres, d’une part, jouent le rôle de brise vent permettant la réduction de la vitesse des vents et donc de l’évaporation, d’autre part les systèmes racinaires des arbres et des cultures favorisent une infiltration rapide et profondes des eaux et limitent par ailleurs le ruissellement. En outre, ces systèmes enrichissent les sols en matière organiques en litières et par le renouvellement des racines fines des arbres.
La préservation de la biodiversité:
L’agroforesterie joue un rôle essentiel dans la préservation de la biodiversité. L’intégration d’arbres et de haies au sein des systèmes agricoles permet de créer des habitats supplémentaires pour de nombreuses espèces végétales et animales. Les infrastructures arborées ainsi que les bandes enherbées, souvent non travaillées par les machines agricoles, constituent des lieux de refuges pour plusieurs espèces assurant ainsi leur durabilité et limitant les risques de leur extinction. De plus, la présence d’arbres et de haies permet de réguler naturellement les ravageurs en encourageant la présence de prédateurs naturels et en offrant des habitats alternatifs pour les espèces nuisibles.
Aussi, il a été prouvé que les mélodies des oiseaux habitant les arbres ont un effet sur la croissance des plantes et captent l’attention des insectes essentiels pour la pollinisation.
L’amélioration de la quantité et la qualité de l’eau:
La présence d’arbres ou de haies dans les champs génère, en effet, de l’ombre, augmentant l’humidité des sols et réduisant le besoin d’irrigation. Grâce à leur effet filtre, plusieurs études ont montré que les systèmes agroforestiers présentent une grande capacité en termes d’infiltration des ruissellements et d’épuration progressive des eaux, ce qui limite l’évaporation du sol. En outre, ces systèmes diminuent, grâce leurs systèmes racinaires, les risque de pollution des nappes phréatiques par les nitrates en assurant leur prélèvement en profondeur.
La lutte contre les changements climatiques:
L’agroforesterie joue un rôle clé dans la lutte contre le réchauffement climatique, notamment grâce à des systèmes performants de séquestration du carbone et à la préservation du stock organique des sols. Localement, les arbres plantés sur des terres agricoles créent un microclimat qui protège les cultures des vents, du froid, de la sécheresse, ainsi que des aléas naturels comme les inondations et les tempêtes.
Le rapport spécial de 2019 du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) a également reconnu l’agroforesterie comme un levier majeur, efficace pour atténuer et s’adapter au changement climatique, renforcer la sécurité alimentaire et lutter contre la désertification et la dégradation des terres.
Les avantages économiques :
La plupart des systèmes agroforestiers visent à accroître ou maintenir la production et la productivité des exploitations agricoles. Ils offrent un gain économique significatif à l’agriculteur en réduisant l’utilisation des intrants chimiques et des fertilisants, grâce à l’action des auxiliaires de culture, à une meilleure biodisponibilité de l’eau et des minéraux, et à l’amélioration globale de la fertilité des sols, ce qui entraîne une hausse des rendements.
De plus, l’agroforesterie garantit une sécurité financière en offrant un revenu à court terme grâce aux cultures et à long terme grâce aux arbres. Ces derniers ouvrent également de nouvelles opportunités économiques, notamment par la production de bois et la vente de produits forestiers, qui peuvent représenter une source de revenus non négligeable. Enfin, en diversifiant la production au sein des exploitations, l’agroforesterie contribue à réduire les risques d’échecs économiques.
Les avantages sociaux :
L’agroforesterie, en augmentant la production, la productivité et la diversité des produits, contribue à améliorer la santé et la nutrition des populations rurales les plus démunies. La production à la ferme de combustible ligneux, de fourrage et d’autres produits forestiers, qui seraient autrement extraits de sources externes, réduit le temps et l’effort nécessaires pour les obtenir, allégeant souvent le fardeau des femmes et diminuant l’impact sur les forêts environnantes. De plus, produire ces ressources directement sur la ferme permet aux ménages de réaliser des économies en évitant d’acheter ces produits chez des commerçants.
L’agroforesterie offre également des solutions face à la variabilité de la main-d’œuvre au sein des ménages ou des communautés, par exemple lors de l’exode saisonnier des hommes. Elle maximise la production par unité de travail disponible tout en préservant les pratiques agroforestières traditionnelles, favorisant ainsi la solidarité sociale à travers des réseaux d’entraide.
Outre ses bénéfices agricoles, environnementaux et économiques, l’agroforesterie favorise la création de nouveaux emplois, tant à l’échelle des exploitations qu’au niveau régional. Cependant, malgré ses nombreux avantages, cette pratique reste encore peu connue et insuffisamment adoptée. Pour s’intégrer durablement dans les systèmes agricoles, l’agroforesterie doit continuer à offrir des améliorations techniques et économiques adaptées aux attentes des agriculteurs.
Les types de systèmes agroforestiers :
L’agroforesterie regroupe une multitude de systèmes, où toutes les combinaisons d’arbres, de cultures ou de pâturages sont envisageables. Ces associations doivent être adaptées aux contextes pédo-climatiques, aux filières agricoles et aux objectifs des éléments arborés, qu’il s’agisse de produire du bois d’œuvre, du bois énergie, des fruits, du fourrage ou encore de stocker du carbone.
Au Maroc, plusieurs types de systèmes agroforestiers peuvent être mis en œuvre en fonction des spécificités locales.
Haies brise vent :
Les haies brise-vent représentent l’un des systèmes agroforestiers les plus répandus et intégrés dans le paysage rural marocain. Elles servent à délimiter les espaces agricoles tels que les champs, les prés ou les vergers, tout en constituant des clôtures naturelles pour le bétail. En réduisant la vitesse du vent, elles favorisent la création d’un microclimat propice à l’amélioration des rendements agricoles et au bien-être des animaux.
Placées perpendiculairement aux pentes, elles modifient l’écoulement des eaux en réduisant les ruissellements et leurs effets érosifs, tout en capturant les particules érodées. Les haies jouent également un rôle dans la lutte contre la pollution agricole en limitant les flux de nitrates. Véritable réservoir de biodiversité, elles abritent de nombreuses espèces animales et végétales absentes des parcelles agricoles. Elles fournissent nourriture et abri à la faune sauvage et favorisent la lutte intégrée en hébergeant des insectes auxiliaires utiles contre les ravageurs des cultures.
En tant que corridors écologiques, ces haies linéaires permettent à la faune et à la flore de se déplacer et de coloniser de nouveaux territoires. Ce rôle de connectivité favorise le brassage génétique essentiel à la préservation des espèces, tout en consolidant les fondations d’une agriculture durable.
Cultures intercalaires :
Le système de cultures intercalaires est un type moderne d’association herbe-arbre qui convient aux agriculteurs souhaitant diversifier leurs cultures. Des lignes d’arbres (feuillus en mélange) sont implantées au sein même des terres assolées.
Les rangées d’arbres sont disposées en lignes parallèles suffisamment larges (28 à 40 m) pour limiter leur concurrence pour la lumière sur les cultures agricoles réalisées entre les lignes arborées et ne pas gêner le travail des machines. Cette distance doit être un multiple de la largeur de travail des machines les plus étroites pour éviter leur chevauchement et permettre le passage du matériel le plus large présent sur l’exploitation (en général, la rampe de pulvérisation). L’intervalle moyen entre les arbres et de 6 à 8 m pendant une grande partie de leur vie tout en bénéficiant des soins apportés à la culture intercalaire.
Les lignes sont préférentiellement orientées dans le sens Nord-Sud pour une répartition plus homogène (des deux côtés de chaque rangée d’arbres) de l’ombre projetée sur la parcelle. Il est indispensable de soigner individuellement tous les arbres en les paillant, les protégeant contre les dégâts du gibier et par des tailles de formation et des élagages réguliers, afin de produire du bois d’œuvre à haute valeur commerciale.
Système sylvopastoral :
Ce système permet de produire des cultures fourragères au sein des plantations forestières. Il convient notamment pour les terrains de parcoursdans les zones marginales et semi aride. Les arbres permettent au bétail d’échapper à la chaleur et au soleil en lui offrant des pâturages ombragés dans des zones boisées. Ces systèmes peuvent être très utiles lors des périodes où la disponibilité du fourrage est faible, comme dans le « trou d’été » et les périodes de conditions très sèches.
Un système sylvopastoral doit être géré adéquatement afin d’être fructueux. Il est cependant utile d’adopter des rotations adéquates de pâturage et des densités des arbres optimales en prenant soin des végétaux et du bétail. Un mélange d’espèces d’herbes et de légumineuses choisi en fonction des conditions locales devrait être utilisé dans un système sylvopastoral.
Les bandes riveraines :
La bande riveraine ou ripisylve est une formation végétale où dominent les essences ligneuses et située au bord d’un cours d’eau, d’un milieu lacustre (lac, étang, mare, marécage, prairie humide) ou le long des fossés de drainage creusés au sein des périmètres irrigués.
Cette communauté forestière de rive forme une bande, un corridor biologique composé d’entités floristiques variées, à bois tendres (saules, peupliers noirs et blancs,…) ou à bois durs (chênes, frênes, érables,…) et liées aux inondations plus ou moins fréquentes et/ou à la présence d’une nappe phréatique peu profonde. Sa largeur peut varier de quelques mètres à plusieurs centaines de mètres. L’objectif de l’implantation d’une bande riveraine est l’amélioration de la qualité des cours d’eau. Elle limite les pollutions directes issues de l’agriculture en bloquant les dérives des pulvérisations chimiques grâce à son effet brise-vent, mais aussi diffuses en filtrant les particules de sol, les résidus de pesticides, les éléments fertilisants qui pourraient se retrouver dans l’eau sous l’effet de l’érosion hydrique.
Sa végétation a un rôle capital d’ancrage et de stabilisation des berges par les racines. L’ombrage apporté par les frondaisons limite le réchauffement des cours d’eau en été, permet de maintenir l’eau à un niveau d’oxygénation adéquat pour la faune aquatique (salmonidés) et limite le développement des herbes aquatiques. Lieu d’une biodiversité majeure, la ripisylve offre aussi un grand nombre d’habitats et de niches écologique.
Le pré verger :
Le pré-verger est une pâture complantée d’arbres fruitiers de haute tige. Ce système agroforestier se présente traditionnellement dans les exploitations d’élevage sous forme de petites plantations disséminées dans des prairies entourant les fermes et les villages. Sur ces surfaces, la production de lait et de viande, grâce au pâturage des espaces sous couvert, est souvent dominante. Les arbres servent à la production de fruits, surtout à destination familiale (fruits frais ou transformés), et dispensent de l’ombrage au bétail. À la différence des vergers commerciaux, la densité conseillée est comprise entre 60 et 100 arbres/ha et la productivité fruitière est faible et peut atteindre 10Tonnes/ha. À l’échelle du paysage, ces vergers peuvent jouer le rôle de corridor ou de biotope-relais assurant la communication entre des massifs forestiers parfois éloignés.
En conclusion, l’agroforesterie est une pratique très avantageuse pour les agriculteurs et pour l’environnement. Elle comporte un grand potentiel en termes d’amélioration des sols, d’adaptation au changement climatique et offres d’autres options supplémentaires pour le revenu et ceci sans augmenter la superficie agricole exploitée.
Au Maroc la reconsidération de l’arbre au sein des exploitations agricoles demeure une grande nécessité, la première étape pour ce faire est l’insertion de l’agroforesterie sur l’agenda des politiques publiques. Les pépinières forestières à l’échelle nationale produisent suffisamment de plants forestiers pour les périmètres de reboisement, il est opportun de considérer l’agroforesterie comme priorité dans ces programmes.