Savoir-faire et volonté : ce qui nous sauve de la chute

Dans un précédent texte, j’amorçais une réflexion autour de l’« engagement » au sens large – engagement personnel, professionnel, éducatif –, disant qu’il est une condition sine qua non à l’harmonie des hommes. Une société en crise étant une société qui a perdu, politiquement et culturellement, le sens de l’engagement – d’abord local (dans un […]

Savoir-faire et volonté : ce qui nous sauve de la chute
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Dans un précédent texte, j’amorçais une réflexion autour de l’« engagement » au sens large – engagement personnel, professionnel, éducatif –, disant qu’il est une condition sine qua non à l’harmonie des hommes. Une société en crise étant une société qui a perdu, politiquement et culturellement, le sens de l’engagement – d’abord local (dans un environnement immédiat), ensuite universel (au nom de principes). Ici j’aimerais développer mon propos sur l’idée de discrimination des comportements au sein d’une société. Sans parler de « bien » ni de « mal » – notions qui, avant d’être des catégorisations dogmatiques, s’imposent comme des nécessités anthropologiques –, j’entends par « discrimination » la façon de distinguer les comportements dignes des comportements indignes : en quoi l’action ou le choix de tel individu sont-ils, à l’échelle collective, plus estimables ou plus condamnables que d’autres ? Racisme, sexisme, xénophobie, sont quelques modes de discrimination d’ordre pathologique et (en théorie) pénalement répréhensibles. Mais derrière l’écran de fumée pseudo-progressiste, la société capitaliste n’aura fait qu’encourager, par le mythe du self-made man notamment, la discrimination selon les richesses matérielles. Autrement dit, l’origine sociale des individus reste, massivement, encore et toujours, le premier facteur de discrimination silencieuse à l’origine de tous les dysfonctionnements du monde soumis au système ploutocratique – qu’il soit néolibéral ou « traditionaliste ». Pour donner une image extrême de l’absurdité et l’hypocrisie du pouvoir néolibéral, ce serait comme permettre d’un côté à des associations d’héroïnomanes de manifester dans les rues pour la légalisation de l’héroïne, et de l’autre côté confier aux laboratoires pharmaceutiques la résolution du problème de la toxicomanie clandestine par la vente de cachets de Subutex ou de nouveaux substituts, sans jamais mener de réelle politique de santé publique en accompagnant psychologiquement et professionnellement les personnes dépendantes par exemple. Plus proche de nous, ce serait comme autoriser et promouvoir le « changement de sexe » dès l’adolescence sous le seul prétexte que certains garçons se sentiraient filles et inversement, sans jamais considérer le caractère pathologique et les origines traumatiques de tels cas, ni apporter de réponse thérapeutique à la souffrance initiale des personnes « trans », qui, si l’on est attentif aux récits des uns et des autres, ont bien souvent été victimes de parents abusifs pendant leur enfance (par exemple un garçon abusé sexuellement par son père ou victime de l’emprise d’une mère qui voit en lui une fille). Mais revenons-en à la notion de discrimination sociale. Fervent défenseur de l’École publique à la française (bien qu’elle ne veuille pas de moi…) et de son idéal d’inclusion, je crois fermement au concept d’égalité des chances, qui permet à chaque enfant de bénéficier d’une instruction de qualité quelles que soient ses origines. Notons que dans la plupart des pays du monde, les revenus des parents déterminent la qualité de l’instruction reçue, puisque celle-ci devient un privilège dès lors qu’on réserve la fréquentation des écoles – paradoxalement « internationales » – à une « élite » financière. Il n’y a pas de mal à être riche, comme dirait l’autre, mais encore faut-il avoir conscience de sa richesse… J’ai pu constater en Afrique, et plus particulièrement en Égypte où j’ai vécu et exercé deux années (en 2016 et 2017), les dégâts collatéraux d’un système éducatif foncièrement inégalitaire, où le favoritisme et la cooptation sont la règle : un enfant issu d’un milieu modeste n’a aucune chance d’accéder à une école privée ou une instruction de qualité – du moins à hauteur de son potentiel –, malgré toute la détermination qu’on pourrait raisonnablement attendre de lui. Il n’a donc aucune chance d’accéder à des études supérieures, trop coûteuses, donc à un réseau et, à terme, à un poste à responsabilités au sein de la société. Il y a là une injustice profonde dont on ne mesure pas bien l’effet démoralisant sur les populations dites « défavorisées », sur tous les jeunes gens des classes populaires, aussi volontaires, qualifiés et compétents soient-ils ; ceux-ci vivant dans la frustration et l’humiliation sociales permanentes que leur imposent les « privilégiés ». Cette violence sourde, quasi institutionnalisée – du moins communément admise –, qui condamne arbitrairement les pauvres à la pauvreté par les lois de la domination financière et au nom de préjugés ségrégationnistes archaïques, au mieux infantilisants, est dévastatrice. J’ai pu le vérifier personnellement en faisant le grand écart entre deux missions éducatives en Égypte : l’enseignement du français, dans des lycées internationaux, à une nouvelle bourgeoisie déboursant des fortunes en frais de scolarité, et l’accompagnement, auprès d’associations locales, d’enfants des rues livrés à eux-mêmes, originaires des bidonvilles du Caire et d’Alexandrie notamment, issus d’adultères, de foyers violents et de familles indigentes dont ils ont été chassés ou qu’ils ont eu le courage de fuir. Pour bien comprendre cet écart, il faut s’imaginer ce que sont les conditions d’apprentissage d’un élève moyen dans une école publique égyptienne, et celles d’un élève bénéficiant de tous les passe-droits de naissance et de classe (l’éducation étant ici un service monnayable) : d’un côté le chahut d’une cinquantaine de gamins sans matériel dans une salle vétuste à l’atmosphère étouffante, où l’autorité s’impose inévitablement à coups de trique, et de l’autre une vingtaine de rejetons surprotégés manipulant des tablettes numériques et la langue du colon, vivant dans la certitude d’être l’élite internationale de demain… J’en viens ici à l’idée de discrimination positive ou « constructive » – non pas des individus en tant que tels, mais de leurs comportements (donc de leurs choix et de leurs actes). À mon sens, une société saine est une société où chacun est à sa place. À sa place, au nom de la notion de mérite, selon son potentiel, sa volonté et ses prédispositions d’une part, et selon son savoir-faire et son labeur d’autre part. Car, c’est bien connu, « il faut de tout pour faire un monde ». Seulement, ce monde ne peut fonctionner correctement tant que l’on réserve le pouvoir, à tous niveaux, à une caste ségrégationniste, étant entendu que le premier des pouvoirs à considérer est celui de changer les choses, précisément, en faveur de l’égalité des citoyens et de la justice sociale — ce qui implique un désintéressement qui n’est malheureusement pas à la portée de tous… Voilà ce qu’il convient d’appeler un cercle vicieux, qui s’entretient sans grand effort par un tribalisme et un individualisme de rigueur, où l’argent, de son pouvoir hypnotique, dicte ses lois mesquines. Si l’on met de côté la maladie et le handicap, qui relèvent de l’accompagnement médical (encore faut-il que la médecine, au même titre que l’éducation, soit accessible à tous…), une personne qui ne dispose d’aucun savoir-faire particulier – faute d’avoir pu en bénéficier de façon juste et formelle – n’a jamais à rougir de son manque de formation dès lors qu’elle a avec elle la plus précieuse des richesses : la volonté. Et réfléchissons ici à l’avenir des études universitaires (littéraires, scientifiques ou autres) à l’heure de l’intelligence artificielle : quelle est la valeur d’un diplôme obtenu après la rédaction d’un mémoire par quelque chatbot inspiré ?… J’ai un respect infini pour ces gamins des rues que j’ai rencontrés, ces enfants que la folie, la négligence et la lâcheté des hommes ont blessés, déchirés. Ils se sont reconstruits entre eux, formant des familles de substitution dans une liberté obligée, dans la misère et la violence des rues, devenant prématurément des hommes devant le mépris et la prédation des passants (religieux, éducateurs et gens de bonne famille compris). Ces gamins sont des héros. Leur humour radical, terriblement élégant, en plus d’être typiquement égyptien et d’une humilité désespérée, est la marque d’une formidable résilience, qui doit nous servir de leçon à nous tous, pauvres geignards incapables. Et la leçon, à mon sens, est la suivante : savoir distinguer l’être social de l’être intérieur, sans jamais se laisser démoraliser. Et si l’on considère la politique comme l’application de la philosophie – soit comme l’art d’exécuter des principe –, ce qui me semble être la plus juste des définitions, eh bien il est grand temps de remettre à leur place tous les parasites, escrocs et vendus qui nous servent aujourd’hui d’administrateurs par l’illusion de la démocratie et la tyrannie médiatique. Source: https://www.legrandsoir.info/