À cette époque, les serviettes hygiéniques, tampons, coupes ou culottes menstruelles relevaient encore du domaine de l’inconnu. Nos mères et nos sœurs, face à la nature inéluctable de leur corps, s’en remettaient à de simples morceaux de tissu, généralement en coton, pour contenir et camoufler l’écoulement mensuel du sang. Je me souviens encore de mon étonnement d’enfant, lorsque, après un match de football sous une pluie battante, je déposais mes vêtements couverts de boue dans le panier à linge. Mon regard, presque par hasard, tombait sur ces bouts de tissu tâchés de rouge. Ils semblaient porteurs d’un mystère, une énigme que je ne pouvais résoudre. Je m’imaginais mille scénarios : peut-être que quelqu’un avait saigné du nez et utilisé ces morceaux pour arrêter le flot. Peut-être que ma mère, en découpant des oignons ou en épluchant des artichauts à l’écorce tranchante, s’était accidentellement entaillé un doigt, comme cela arrivait souvent. Mais jamais, au grand jamais, je n’aurais pu soupçonner que ces tâches étaient les témoins silencieux d’un phénomène naturel, celui des règles féminines. Plus tard, l’après-midi, lorsque je rentrais de l’école, je retrouvais ces mêmes morceaux de tissu, lavés et suspendus avec soin sur le fil à linge. Ils séchaient paisiblement à côté des slips de mon père et des autres vêtements du quotidien. C’était une image presque banale, mais elle portait en elle une part de mystère et d’humanité. Je me rappelle aussi d’autres scènes, d’autres souvenirs imprégnés d’odeurs et de saveurs. Après l’Aïd du Mouton, sur ce même fil à linge, ma mère suspendait les boyaux du mouton, remplis de morceaux de viande épicée que l’on appelait "boubanette". L’arôme des épices marocaines, mêlé au souvenir du soleil qui séchait ces délices, me revient encore, au point de saliver. Je plongeais parfois un doigt dans un boyau pour en extraire un morceau de viande crue que je portais à ma bouche, savourant avec une gourmandise enfantine ce délice immémorial. Rien que d’y penser, je salive encore. Et puis, il y avait ma mère, penchée sur la "Ferraka", ce morceau de bois dure et usé, où elle frottait nos vêtements sales avec une patience inégalée. Je n’avais pas conscience, à l’époque, de la dureté de ce geste, de l’effort qu’elle fournissait pour que nos habits soient propres et nos apparences soignées. Parfois, dans un éclat de contraste, je retrouvais ma mère le soir, métamorphosée. Habillée de ses plus beaux apparats, les lèvres éclatantes de rouge, les yeux soulignés de khôl, et vêtue d’une dfina aux couleurs vives. Ces soirs-là, elle cherchait à plaire, à attirer l’attention de son homme, mon père, son époux, mon géniteur. Ces instants suspendus entre la rudesse du quotidien et le désir d’être belle demeurent gravés dans ma mémoire comme des fragments d’une histoire familiale pleine de force et de tendresse. Dors en paix, maman, Hajja Rahma SHIMI.